jeudi 27 mai 2010

Sortie de CONDITIONED art vidéo de Turquie


CONDITIONED propose une sélection de huit films et de vidéos d’artistes contemporains de Turquie. Oscillant entre style documentaire, art vidéo et films expérimentaux, le programme explore plus particulièrement le formatage intellectuel des enfants et adolescents à l’intérieur du système éducatif ainsi que dans la société turque contemporaine. Sous plusieurs formes et avec diverses approches, chacune élucide des aspects de la mise au pas de la jeunesse : des simples répétitions scolaires de l’hymne national (The First Ones de Hatice Güleryüz) aux mesures énergiques voire brutales dans d’autres cas, que ce soit des militaires (Origin d’Erkan Özgen), ou les injustices sociales (Our village de Sener Özmen). À l’intérieur de la maison (A young girl is growing up de Ferhat Özgür) comme dans l’espace public (On the thin ice de Burçak Kaygun), plusieurs procédés sont à l’œuvre de manière subtile ou franche, à travers la prison de femmes de Koro de Güldem Durmaz ou l’école de Where Bluebirds fly de Berat Isik. Au-delà, se lit une réflexion sur l’impact du monde et de ses images sur la construction individuelle à l’instar de la vidéo Delirium d’Ethem Özgüven qui s’attaque aux mécanismes de la société de consommation, ses conséquences psychologiques y compris. Programme conçu par Yekhan Pinarligil & Silke Schmickl.

jeudi 1 avril 2010

Entretien avec Edouard Beau (Searching for Hassan)


Entretien avec Edouard Beau pour Searching for Hassan

Photographe distribué par l'Agence Vu', Edouard Beau a tourné Searching for Hassan à Mossoul, au Nord de l'Irak, en suivant la Garde Nationale Irakienne pendant un mois et demi. En découle un documentaire subtil et pertinent, qui évite tout sensationnalisme, laisse une grande liberté au spectateur. Sensible aux moments d'attente, à ce qui relève du hors-champ et du non dit, à la tension présente dans de petits détails, au regard des enfants, témoins apeurés d'une situation susceptible de basculer à nouveau dans le chaos, Searching for Hassan constitue pour nous une réelle découverte. Quel est donc cet "autre" (le "terroriste" Hassan) que les soldats traquent sans cesse, sans jamais le voir ou l'entendre ? L'ombre d'eux-mêmes ? Peut-on garder son calme et sa capacité de jugement dans une telle situation ? Quel est l'état de la société à Mossoul et comment les anciennes minorités cohabitent ensemble ?

Le film a obtenu le prix du meilleur premier film au FID (Festival International du Documentaire) de Marseille en juillet 2010.

CineFabrika : D'où est venue l'idée de faire un tel film ?

Edouard Beau : Depuis 2003, je sillonne, photographie les campagnes kurdes, et les régions de Mossoul et de Kirkouk. De retour en France, je regardais beaucoup de vidéos sur internet ainsi que des films comme Redacted de Brian De Palma, Battle for Haditha ou Iraqi Short Films (de Mauro Andrizzi). J'avais très envie de rapporter un autre témoignage sur ce qui se passait là-bas, via un travail documentaire et photographique. En novembre 2007, on m'a proposé de partir photographier un bataillon de l'armée irakienne à Mossoul. J'ai accepté et j'y suis retourné avec une vieille camera prêtée par un ami Kurde. Voilà comment tout a commencé, dans une sorte d'urgence à raconter l'Irak.

CineFabrika : On dirait que tu es dans une situation assez particulière avec ce film. Pas enrôlé dans l'armée US mais dans un "bataillon" de kurdes irakiens ? Le film a tourné à Mossoul, au nord de l'Irak, dans une région majoritairement kurde ?

Edouard Beau : Attention, il faut rectifier. J'étais avec le 4ème bataillon de la Garde Nationale Irakienne, composé en très grande majorité de Kurdes, d'anciens Peshmergas sous les ordres du PDK, et de quelques Arabes pour la mixité.
D'ailleurs, Mossoul est une ville multi-ethnique et multi-religieuse, on y trouve des Sunnites, des Chiites, des Chrétiens, des Turcomanes, des Arabes et des Kurdes. Mais la ville est en plein chaos depuis plusieurs années. Cela se déroule dans l'indifférence complète... D'ailleurs, la ville est interdite aux journalistes ou autres documentaristes... Connais-tu beaucoup de films tournés à Mossoul ? Pour moi, il était important de montrer cette ville ancestrale et de parler d'elle. Car, plusieurs batailles sanglantes s'y sont déroulées, sans que personne ne soit au courant, et la tension est encore très présente là-bas.

CineFabrika : On sent une légère hostilité des militaires irakiens vis-à-vis de l'armée américaine. Pourtant ils sont censés être alliés. Peux-tu en dire plus ?

Edouard Beau : En 2003, quand je suis arrivé dans cette zone, les Kurdes ont accueilli les américains comme des libérateurs. De leur point de vue, c'était sans doute le cas n'est-ce pas (souvenons-nous des massacres perpétrés par les bassistes pro-Saddam et S. Hussein lui-même)? Mais en 2007, ils ont sans doute réalisé que les intentions réelles des Américains ne correspondaient pas à ce qu'ils pensaient au départ. Au fond, il est possible que les Kurdes doutent que les Américains soient capables de garantir la paix et la prospérité dans la région.

CineFabrika : Quel était le type de relation élaborée avec ces soldats ? On sent une grand complicité entre eux et toi.

Edouard Beau : En effet, j'ai été très proche de ces soldats pendant plus d'un mois. Cela dit, il ne faut pas se fier aux apparences, car ma relation avec la plupart d'entre eux était assez difficile. Les premiers temps, j'étais sans cesse obligé de justifier ma présence parmi eux, et je devais faire cela à chaque relève. Mais de manière générale, étant donné les dangers encourus lors de chaque sortie, chaque fois que l'on quittait la base, une sorte relation de confiance (une confiance totale) est née progressivement. Pour eux, je faisais partie de leur bataillon. Cela dit, à aucun moment, je n'accepte ni ne justifie leurs méthodes et leurs actes.


Cine Fabrika : Quel était ton parti pris initial ? Tu souhaitais filmer certains aspects de la guerre ? Les moments d'attente aussi, les patrouilles souvent infructueuses pour chercher des armes ou des adversaires...

Edouard Beau : Je n'avais pas de volonté clairement définie pendant le tournage, uniquement celle de témoigner et d'aller partout où il se passait quelque chose qui pourrait raconter, témoigner de la situation de cette ville. Enregistrer le réel, à tout prix, dans l'urgence, juste pour le geste, même s'il semble maladroit à première vue. Avec la caméra comme continuum de la pensée... D'ailleurs, le spectateur remarquera que je n'établissais pas de hiérarchie, n'avais pas peur d'enregistrer autant les temps morts que les sorties, les fouilles... Car tout cela faisait partie de ce grand désert des Tartares qui m'a accueilli en son sein. J'ai filmé la guerre comme elle venait, ne sachant pas la rationaliser ou l'expliquer. C'est au montage que le réel s'est imposé comme la seule histoire à raconter, sans sensationnalisme. Filmer la guerre telle qu'elle était, impalpable et pleine de contradictions. C'est le coeur même de ce film.

CineFabrika : Dans "Searching for Hassan", tu filmes du point de vue de la Garde Nationale Irakienne. Est-ce que tu as déjà voulu tourner de l'autre côté ? Le point de vue des "terroristes" selon certains ou de la résistance à l'occupation nord-américaine selon d'autres ?

Edouard Beau : A aucun moment, je n'accepte ni ne justifie leurs actes et leurs méthodes, je le répète. Cela dit, j'ai évidemment souhaité filmer de l'autre côté mais je pensais aussi que filmer la vie quotidienne de la Garde Nationale Irakienne était une expérience très intéressante et utile pour tenter de comprendre la situation. De toute façon je n'avais pas accès aux populations, ne parlant pas leur langue. Enfin, je prépare un nouveau film, et je n'ai jamais abandonné l'idée de tourner un film avec plusieurs points de vue.



Entretien réalisé par Olivier Hadouchi en juin 2009, revu avec le cinéaste en février 2010.

jeudi 25 mars 2010

Retour sur le Festival Panafricain d'Alger de 1969.


Par Olivier Hadouchi

Parfois désigné sous le diminutif de « Panaf’» ou l’appellation, plus polémique, de « Premier Festival Panafricain » (nous verrons bientôt pourquoi), le Festival Panafricain d’Alger, qui s’est tenu en juillet 1969, a donné lieu à un film produit par l’ONCIC (institution étatique du cinéma algérien inspirée de l’ICAIC cubain). Et c’est William Klein qui s’est chargé de donner une cohérence à un large matériel composé de prises de vues tournées par diverses équipes et d’archives de luttes anti-colonialistes en Afrique.
En 1967, le cinéaste et photographe avait participé au film collectif Loin du Vietnam (coordonné par Chris Marker), en compagnie notamment de Godard, Resnais, Varda. Sans oublier un certain nombre de techniciens engagés (la monteuse Jacqueline Meppiel, les opérateurs Pierre Lhomme, Bruno Muel et Yann Le Masson, l’ingénieur du son Antoine Bonfanti, Harald Maury…) qui se mobilisèrent pour mettre leurs compétences techniques au service des luttes ouvrières dans les films des groupes Medvekine et de la décolonisation africaine, via Festival Panafricain. Ce film réunit une équipe internationale, avec notamment des cinéastes et des opérateurs algériens (parmi eux : Slimane Riad, Ahmed Lallem, Mohamed Bouamari, Ali Marok, Nasser Eddine Guénifi…) ou le documentariste québécois Michel Brault. Et Sarah Maldoror, une des rares cinéastes (avec Mario Marret, Tobias Engel) à avoir rapporté des images des luttes de libération d’Afrique lusophone, par le biais de la fiction ou du documentaire (Sambizanga, des fusils pour Banta, film non terminé, dont les bobines sont restées en Algérie suite à un différend), en évitant les discours grandiloquents. Nul doute qu’à l’image des autres participants, William Klein se sentait solidaire des luttes anti-impérialistes en Afrique, un continent qui ne s’était pas encore débarrassé du colonialisme portugais, du régime de l’apartheid dans sa partie sud, et demeurait vulnérable dans un système mondial lui laissant peu de marge de manoeuvre. Sensible aux luttes des Afro-américains dans son pays d’origine, les Etats-Unis, puisqu’il tournera Eldridge Cleaver Black Panther lors de son séjour en Alger, où le dirigeant s’était réfugié.
Quant à l’institut algérien de production, il témoignait ainsi de sa solidarité avec les mouvements de décolonisations africains, dans la lignée de sa politique étrangère axée sur l’aide aux mouvements de décolonisation, doublé d’un panafricanisme visant à se démarquer de la politique de Senghor, jugée trop dépendante des grandes puissances européennes. D’où l’offensive contre le courant de la « négritude » associée au poète président (l’auteur d’Une saison au Congo est généralement épargné). L’intitulé même de « Premier Festival (culturel) Panafricain » est un camouflet adressé au « Festival Mondial des arts nègres » organisé en 1966 au Sénégal. En 1969, plus de mention d’une quelconque « négritude » dans l’intitulé. Place à la culture qui se veut révolutionnaire, moyen de mobilisation, vecteur de conscientisation, d’agitation, d’esprit critique contre les séductions de l’ennemi ou l’adversaire, support d’encadrement. Une telle conception associant l’art et l’engagement a tour à tour suscité un sentiment de rejet ou un réel espoir, tout dépend de la manière dont s’exprime ce rapport. Pour donner un exemple plus lointain, souvenons-nous des positions antagonistes des poètes de la Résistance française et de celles d’un Benjamin Péret (Cf. Le déshonneur des poètes).

Les leaders politiques conviés à s’exprimer dans Festival Panafricain d’Alger, étaient à la fois engagés dans une lutte contre le colonialisme portugais et dans les questions culturelles : citons Amilcar Cabral (PAIGC, Guinée Bissau et Cap Vert), Agustinho Neto (MPLA, Angola), Mario de Andrade, des militants ANC (Afrique du Sud). Le poète et militant révolutionnaire (à l’époque) René Depestre, apparaît la même année dans un chef d’œuvre du cinéma cubain, Mémoire du sous-développement de Tomas Gutierrez Alea, et dans Festival Panafricain.

Culture & politique

La fin des années 60 voit l’émergence d’un cinéma d’auteur engagé et inventif à l’échelle mondiale et dans le tiers monde. Avec deux iconoclastes au Sénégal, Ousmane Sembène et Djibril Diop Mambéty, un groupe de cinéastes brésiliens réunis sous la bannière du « cinéma novo » (Ruy Guerra, Glauber Rocha, Joaquim Pedro de Andrade, Nelson Pereira Dos Santos), tandis que trois chefs d’œuvres sont tournés entre 68 et 69 : Lucía (de Humberto Solás), La première charge à la machette (Le Primera carga al machete de Manuel Octavio Gómez) et Mémoires du sous développement (Memorias del subdesarollo de Thomas Gutierrez Alea qui se fera à nouveau remarquer avec Fresa y Chocolate de deux décennies plus tard), en plus des documentaires de Santiago Alvarez qui redécouvre les possibilités du montage (Godard lui dédiera un volet de ses Histoire(s) du cinéma). Contre la guerre du Vietnam, l’essai filmé, le documentaire d’intervention trouvent un second souffle avec Loin du Vietnam déjà cité, Hanoi Martes, 79 Primaveras de Santiago Álvarez, jusqu’aux Etats-Unis (avec notamment Winter Soldier ou Year of the Pig).
Un film synthétise parfaitement l’ébullition de ces années-là, c’est La hora de los hornos (L’heure des brasiers) de Fernando Solanas. Il existe bien entendu des influences communes, des échanges entre diverses pratiques, des propositions antérieures demeurées vivantes au sein de la constellation du film militant (des avant-gardes soviétiques à Loin du Vietnam en passant par L’Aube des damnés de Rachedi avec un commentaire de Mouloud Mammeri, en 1965). Cependant, de par son ambition, le souffle qui le traverse de part en part, son esthétique très riche et plurielle, et le manifeste co-écrit par les Argentins Fernando Solanas et Octavio Getino « Vers un troisième cinéma » (proposition de dépassement du cinéma hollywoodien ou de son équivalent soviétique, le premier cinéma, et du cinéma d’auteur, le second cinéma) qui l’accompagne et sera traduit en français par François Maspero, publié dans plusieurs revues (dont Souffles), le film de Solanas marque une date importante.
Festival Panafricain possède plusieurs points communs avec L’heure des brasiers. Il est divisé en plusieurs parties, comme des chapitres d’un essai ou d’un traité. Quatre en l’occurrence : « Premier festival Panafricain de la culture », « Préparatifs », « Mouvements de libération à Alger », le quatrième chapitre apparaît sans titre, ouvre le questionnement (après une « fantasia », succession de concerts filmés dans divers lieux) pour terminer sur le pari suivant : « la culture africaine sera révolutionnaire ou ne sera pas ». Par ailleurs, comme le tandem Solanas et Getino de L’heure des brasiers, William Klein (et ses collaborateurs) affectionne l’intertitre bondissant, le recours à des citations de textes (Fanon etc.) et d’images (Madina Boe de José Massip, Algérie en flammes de René Vautier, L’Aube des damnés de Rachedi, Sangha de Bruno Muel, Nossa Terra de Mario Marret…), qui sont ainsi mises en perspective et insérées dans une histoire – méconnue ? – du cinéma associé à la libération de l’Afrique.
La structure globale n’est cependant jamais trop rigide et n’avons pas l’impression d’assister à une pénible succession de mots d’ordre (contrebalancés, voire parfois aspirés par les sons et les images), mais plutôt à un talentueux patchwork oscillant entre le passé, le présent et l’espoir pour l’avenir. Un lumineux patchwork tour à tour immergé dans l’esthétique du pamphlet, de l’agit-prop et du cinéma direct, le montage rythmique, incisif et le plan qui prend le temps de respirer. Les scènes de défilé, dans les rues d’Alger, défilé des délégations venues d’un grand nombre de pays africains, ne s’apparentent pas à des processions rigides de type défilé du 1er mai sur la Place Rouge et ses dérivés, car la foule n’est pas uniforme, des individualités s’en dégagent, des danses sont parfois improvisées entre des Algériens et leurs hôtes, venus d’autres pays du continent. Les entretiens filmés avec des artistes, des intellectuels, des militants, expriment parfois des nuances sensibles et tiennent compte des spécificités de chaque situation ; seul le colonialisme, l’impérialisme sont unanimement condamnés. Le discours du président algérien de l’époque, Houari Boumediene, n’est pas placé au dessus des autres déclarations des participants (loin du culte de la personnalité, cela mérite d’être signalé). Quant aux déclarations des leaders de mouvements de libération (successivement le MPLA d’Angola, le FRELIMO du Mozambique, le PAIGC de Guinée Bissau et Cap Vert, l’ANC d’Afrique du sud), ils se concentrent sur la manière dont ils mènent leur combat sur le terrain (aspect militaire et politique) et sur le rôle, majeur selon eux, de la culture en vue de la libération. Leur conception se démarque du concept de la « négritude », dont Fanon avait déjà proposé un dépassement dans ses textes. Surtout contre le version « senghorienne » du mouvement, comme nous l’avons vu, et non contre le Sénégal, pays du président poète, car des intellectuels tels que Pathé Diagne, l’auteur dramaturge Cheikh Aliou N’Dao étaient à Alger durant le festival, ainsi que les grands cinéastes Ousmane Sembène (pas montré dans le film) et Djibril Diop Mambéty (il n’avait pas encore troqué le théâtre pour le cinéma, faisait peut-être partie de la troupe de Ndao à l’époque). D’ailleurs, détail intéressant : un des moments forts du film est le vigoureux discours du philosophe béninois Stanislas Spéro Adotevi contre la négritude. En le regardant et en l’écoutant attentivement, on s’aperçoit qu’il constitue l’ébauche de son pamphlet Négritude et négrologues. Que des expressions utilisées lors de sa communication lors du festival sont parfois reprises quasiment à l’identique dans le livre. Voici deux extraits du discours : « En ce qui me concerne, je voudrais à mon tour, mais sur un autre mode, reprendre le thème de la négritude. La négritude a échoué. Elle a échoué non pas surtout parce qu’à travers des gribouillages pseudo philosophiques, on pressent la volonté de dénoncer une certaine forme de développement de l’Afrique, mais parce qu’en reniant ses origines pour nous livrer pieds et poings liés aux ethnologues et aux anthropophages, elle est devenue hostile au développement culturel de l’Afrique. (…) La quête forcée des traditions, nous le disons après Fanon, est une banale recherche d’exotisme. La négritude, creuse, vague, inefficace, est une idéologie. Il n’y a plus, en Afrique, de place pour une littérature en dehors du combat révolutionnaire. » Dans sa préface à la réédition de l’ouvrage de Stanislas S. Adotevi, l’écrivain congolais Henri Lopes revient sur le festival panafricain et la genèse du texte écrit par son ami. Après l’intervention de Lopes, Adotevi décida d’aller encore plus loin et se mit à écrire son discours qui sera complété ultérieurement pour devenir le pamphlet que nous connaissons.
Auparavant, René Depestre se demandait dans une sous partie dédiée à la question de la sculpture africaine, après deux intervenants prenant partie, l’un (le poète afro-américain Ted Joans) pour la restitution de ce patrimoine à l’Afrique, l’autre (Pathé Diagne) pour laisser ce grand nombre d’œuvres dans les musées européens où elles sont exposées (dans des collections souvent constituées à partir d’acquisition pour le moins douteuses, de vols et de rapines) : « On parle beaucoup depuis le début de ce siècle de « l’art nègre » en général. Mais finalement, il y a un certain mythe de « l’art nègre » aussi. On établira des styles, des écoles, des époques, des comparaisons. Peut-être que l’on renoncera à cette dénomination ethnique. On ne dit jamais « l’art blanc », n’est-ce pas ? »
Le film se termine par un rappel d’images de luttes anti-coloniales en Afrique, des militants Black Panthers montent sur scène avec Archie Shepp accompagné d’un orchestre touareg du sud algérien, la performance se déploie en forme de crescendo (rappel des révoltes dans les ghettos US, des images de luttes anti-coloniales en Afrique). Appel à la révolution africaine, après les prestations de la célèbre chanteuse sud-africaine Miriam Makeba (disparue en 2009) et d’une grande voix du gospel, Marion Williams.

Un film et un événement oubliés ?

Est-ce que la critique de la négritude s’effectuait au nom d’un dépassement des paradigmes hérités de la colonisation, d’une critique de l’essentialisme et du culturalisme, en somme d’un dépassement dans la lignée d’un Fanon ? Est-ce que c’est la manière dont elle se proposait d’agencer l’art, plus largement, la culture, l’identité et l’engagement politique qui a « échoué » ou trop bien réussi à devenir une sorte de doxa (voir la fameuse formule de Soyinka « Le tigre n’affirme pas sa « tigritude », il bondit sur sa proie » ) ? Soit un moment de l’histoire des idées auquel on continuera de se référer mais dont il serait vain de chercher les réponses à une situation contemporaine qui diffère en plusieurs points des situations passées ? Face au dogme de « la fin de l’histoire », on pourrait rétorquer que la poésie d’un Aimé Césaire ou la prose d’un Kateb Yacine (pour élargir le propos) constitue un des grands moments littéraires du siècle passé. Du moins, ont-ils assumé leurs responsabilités. En matière d’engagement politique et, ne l’oublions pas, en tant qu’artistes.
Est-ce que Taos Amrouche s’est retrouvée « interdite » de Panaf’ en 1969 parce qu’elle avait participé au festival organisé par Senghor à Dakar en 1966 ? La raison est-elle à chercher, plutôt, dans la mise à l’écart de la culture kabyle, berbère en général, par l’Algérie officielle de l’époque ? Elle a effectué son tour de chant (clandestin), loin des projecteurs.
Et, comme le remarquait (pour le déplorer) un contributeur de la revue Souffles (voir son dossier consacré au festival), on s’étonne de l’absence de la poésie durant le Panaf’. De Bachir Hadj Ali à Jean Sénac, la poésie algérienne ne pouvait pas être légitimement accusée d’être détachée du militantisme ou de la politique… La liberté, l’engagement (existentiel, politique), et – à certains égards – la lucidité, caractéristiques de la jeune poésie algérienne de ces années-là ne cadrait certainement pas avec les conceptions dogmatiques et étriquées de la culture.
Après une guerre d’indépendance, les Angolais, des Mozambicains, des Guinéens (Bissau) et des Capverdiens se sont libérés de la domination portugaise, en provoquant, par ricochet, la Révolution des œillets puis l’avènement de la démocratie au Portugal. Dans quantité de ses ouvrages, Gérard Chaliand a rendu hommage à Amilcar Cabral, dirigeant du PAIGC, en rappelant notamment qu’il avait su échapper aux impasses du guévarisme, tout en conciliant l’aspect politique et l’aspect militaire dans sa lutte (paradigme des guerres d’indépendance), tout en effectuant un travail théorique et pratique de très grande valeur. Assassiné par des proches (peut-être avec la complicité des services portugais) à la veille de l’indépendance de la Guinée Bissau et du Cap Vert, qui formeront ensuite deux pays séparés, Amilcar Cabral demeure tout de même une figure historique majeure du siècle passé.
Laminé par des divisions internes (souvent suscitées par leurs adversaires) et les assassinats perpétrés par les services de sécurité des Etats-Unis, le mouvement des Black Panthers aura eu une influence non négligeable dans le domaine de la culture et de la politique, même après sa quasi disparition officielle. Influence qui dépasse le fait qu’Eldridge Cleaver soit devenu un conservateur supporter de Reagan, à son retour aux USA, après avoir séjourné à Cuba, en Algérie et en Corée du Nord. D’ailleurs, Rome plutôt que vous de Tariq Teguia, évoque le souvenir de l’exil algérois de Cleaver, lors d’une discussion entre deux personnages de différentes générations. La prise en compte de tout le continent africain (au-dessus et au-dessous du Sahara) est d’ailleurs une donnée importante du cinéma de Teguia, comme le confirme Inland (2008).
Dans le cas de films aussi liés à une époque, aussi « localisés » dans le temps que Festival Panafricain d’Alger ou L’heure des brasiers, on a peut-être trop insisté sur leurs côtés lumineux, sur l’espoir sans doute sincère et mobilisateur dont ils ont su se faire l’écho, en oubliant parfois leurs zones d’ombre, leur caractère malgré tout « inachevé », à parfaire sans cesse, qui, lui, demeure très vivant.


Olivier Hadouchi

P.S.

Une première version de ce texte est parue sur le blog de Salim Bachi en 2008. Depuis, le film est sorti en catimini chez Arte Vidéo, dans une relative indifférence.

samedi 20 mars 2010

Lebanon vu par une plasticienne (2ème partie).


Lebanon vu par une plasticienne. (2ème partie)

par Eléa BAUX

« 14h50 (= 25ème minute) : Jamil dit à Rhino : nous avons une heure pour traverser la ville. Prise d’otage par terroriste. Jamil dit : « On tire pour tuer. » Rhino avance. Le bruit du viseur du tank mise au point. Shmulik découvre l’horreur et est censé simultanément prendre des décisions, tirer ou pas. Scanner la zone pour repérer les ennemis. »



Nous sommes les yeux de Shmulik, durant tout le film, nous sommes enfermés dans le tank avec lui et ses trois camarades, nous voyons ce qu’ils voient. Le dehors n’est vu qu’à travers la grille du viseur.


Le film est entièrement filmé en huis clos, à l’exception de la première et de la dernière image, ce qui nous invite à nous dire qu’on ne voit pas tout, qu’on ne sait pas tout, et que ce film n’est pas là pour prêcher le vrai, le réel. Quel paradoxe, Samuel Maoz met à distance le spectateur en l’enfermant !


On sent presque un temps réel, presque comme si chaque minute filmée était une minute vécue, les cuts ne se font pas sentir. On a l’impression d’un plan séquence d’une heure et demi. C’est assez flippant d’avoir la sensation de voir ce que ces soldats ont vécu l’heure et demie durant laquelle le premier tank israélien a pénétré au Liban. « Welcome to Lebanon. » Trop de sang, trop de mort. Ils ont peur.



Je suis née en 1983.



« 14h43 (= 18ème minute) : Le tank entre dans la ville dans laquelle ils ont pour mission de vérifier qu’il n’y a plus personne, que tout le monde est mort. Ville qui a été bombardée la veille. Un âne est couché au sol, il est éventré, est-il mort ? Gros plan sur ses naseaux qui bougent, non, il n’est pas mort. Sa bouche est ouverte, on voit ses dents. Puis, gros plan sur ses yeux, des larmes coulent. Nom de code du tank : Rhino.


14h46 (= 21ème minute) : Plan sur un homme qui est assis en face d’un autre homme qui, lui, est mort. Il regarde les soldats. Shmulik braque son viseur sur cet homme et zoom. Canettes de Seven’up.


14h47 (= 22ème minute) : Lumière blanche dans le tank qui vient d’en haut, le tank est ouvert, de l’air poussiéreux et plein de plumes blanches entrent dans le tank, c’est magnifique. On entend le bruit lourd et assourdissant des pales d’un hélicoptère. L’hélico vient chercher le cadavre. L’ange s’envole.


14h48 (= 23ème minute) : Fermeture du tank. Gros plan : Du sang sur les mains d’Assi, puisqu’il a aidé à sortir le cadavre. Il se lave les mains, les frottent fort. »



Les cadavres, le sang, la mort. Ces images nous arrachent les tripes en nous tordant les boyaux. On croirait que les mains d’Assi sont celles d’un cadavre, elles sont d’un blanc bleuté et tachées de sang. Les vivants sont tachés de mort au sens propre du terme. On le voit se laver les mains, et pour lui, tout bascule après cet événement. Il ne pourra jamais se remettre de ce qu’il a vécu dans ce tank, comme les autres d’ailleurs. Samuel Maoz nous permet de voir, de sentir à quel point ces hommes sont détruits jusqu’au plus profond d’eux-mêmes par l’absurdité de la guerre.



« De 15h16 (= 51ème minute) jusqu’à 15h19 (= 53ème minute) : Shmulik raconte comment il a vécu l’annonce de la mort de son père. Crise cardiaque. Il était en Seconde. Il se trouve au lycée quand il apprend la nouvelle. Son professeur, une femme, tente de le réconforter [1]. Il raconte comment cette femme lui a permis de pleurer. Il n’en avait pas envie ; mais il se force à pleurer, il n’en a pas envie parce qu’il est pris d’une érection fulgurante et embarrassante. Il se force à pleurer pour que sa prof le prenne dans ses bras. Ce qu’elle fait. Elle bouge, elle le berce, ce qui provoque encore plus d’excitation pour Shmulik. Il sent son sexe frotter contre son ventre. Il sent ses seins, mord ses lèvres, elle lui dit « soulage-toi ». Il éjacule. Il décharge, au sens sadien du terme, et bien sûr, il se sent soulagé. »



Il raconte l’histoire de l’éjaculation libératrice de la mort de son père. Cette scène, ce récit est absolument fantastique, si bien mené, sans vulgarité aucune. Hertzel, qui écoute attentivement Shmulik, trouve ça très excitant. Éros et Thanatos entrent dans Lebanon par le biais de ce récit, nous reviendrons, néanmoins, sur le sujet un peu plus bas. La façon dont Samuel Maoz aborde la question de la liaison entre la sexualité et la mort est d’une crudité juste et simple, incarné à l’écran par les mots dans une image sans image. Sur le fil, à la limite de l’extrême, la pornographie non représentée mais ressentie.



« 14h53 (= 28ème minute) : Focus sur un tableau situé dans un immeuble éventré au 2ème étage. Ce tableau est une peinture, une vierge à l’enfant. Des tirs de civils, de terroristes ? On ne sait pas. Une femme en otage dans les bras d’un civil ou d’un terroriste. Une enfant. C’est la panique générale. Le tank tire sur la vierge à l’enfant. Tout le monde tire… On ne voit rien, trop de fumée, on continue d’entendre les tirs, mais on ne voit rien. La fumée se dissipe ; on voit la femme sortir, l’homme qui la retenait en otage a été tué. Cette femme cherche sa fille : Wafa, 5 ans. – Ça aurait pu être lui. – Elle veut qu’on lui rende sa fille.


14h54 (= 29ème minute) : Le militaire lui dit de ne pas bouger. Mais elle est en état de choc et ne pense qu’à retrouver sa fille, elle veut qu’on la lui rende. Sa fille est morte pendant la fusillade. En cherchant sa fille dans les décombres, la robe de cette femme prend feu. Le militaire la lui arrache, la femme se retrouve en culotte. Il la couvre avec un grand morceau de tissu qu’il a trouvé sur le sol. Puis il lui touche le visage, la joue, ce geste comme une caresse réconfortante. La femme s’approche du tank, elle regarde le viseur.


14h57 (= 32ème minute) : Elle passe sa main dans ses cheveux. »



Le réalisateur intègre, à son film, une symbolique de la femme très riche. Une seule représentation de nu féminin avec cette seule femme actrice, la mère de Wafa.


Cette femme qui se retrouve nue, nue et seule, cette femme à qui les soldats israéliens n’ont pas envie de faire de mal, mais il est trop tard, ils ont tué sa fille. Cette femme si belle, lascive malgré elle dans la décadence de sa douleur. La lumière caresse son visage, grande sensualité dans l’image. Cette femme est présente à l’image seulement quelques minutes, pourtant elle nous hante jusqu’à la fin du film.


On note aussi la présence de ce tableau, cette peinture représentant une vierge à l’enfant au moment de cette scène de tuerie humaine. Le tableau aussi est détruit. Que fait Samuel Maoz ? Essaie-t-il de se débarrasser de cette iconographie religieuse en tirant dessus ? De l’idée de Dieu ?


Au début du film, lorsque Jamil pénètre pour la première fois dans le tank, on découvre que les soldats ont accroché une carte postale représentant une Pin-up, imagerie qu’il n’est pas peu fréquent de voir dans les casernes, que les militaires transportent avec eux lors de leurs missions.


Toute cette symbolique vient tacher le film de façon ponctuelle, Pin-up, mère pleurant la mort de son enfant, femme consolatrice de la mort, iconographie religieuse. Samuel Maoz fait preuve d’une grande ingéniosité, il ne donne pas de leçon, il crée la place de la femme, de l’image de la femme dans son film, en parsemant ça et là ces symboles qui deviennent extrêmement violents si l’on y prête suffisamment attention. Ils nous ramènent à une réalité qui est celle de l’humanité. La place des hommes et des femmes dans le monde et dans la guerre sont fondamentalement différentes.



Au-delà de la place réservée à la femme dans le film, on peut aussi se poser la question de la place qui est faite à la femme en tant que spectateur. On parlera d’une image sensuelle de la guerre. Les voix des hommes que l’on entend dans le film, les murmures, les communications par radio, ces sons chauds et suaves éveillent en nous quelques frissons, une excitation fébrile mais présente. Nous voyons la guerre, mais nous sommes enivrées par cet érotisme surgissant des voix et de la peau transpirante des militaires dans le tank.


Samuel Maoz provoquerait-il consciemment le regard, les sens de ce spectateur féminin ?


Éros et Thanatos reviennent encore nous hanter, c’est le sort qui nous est réservé parce que nous sommes humains. Dans Les larmes d’Éros, Georges Bataille en parle bien mieux que moi : « L’ambiguïté de cette vie humaine est bien celle du fou rire et des sanglots. Elle tient à la difficulté d’accorder le calcul raisonnable, qui la fonde, avec ces larmes… Avec ce rire horrible… ».[2]



« 15h13 (= 48ème minute) : Jamil force Yigal à faire redémarrer le tank. Le tank redémarre. On ne peut pas mener une guerre dans cette crasse.


15h15 (= 50ème minute) : Arrière-fond sonore lourd et pesant, mais quelques notes fluides. […]


15h33 (= 68ème minute) : Sous la pression, Assi se rase en se disant qu’il ne peut pas être dans cet état pour faire la guerre, il pète les plombs, Hertzel le lui dit. Lumière sensuelle sur le visage d’Assi. Musique : une note, deux notes, trois notes, 4, 5, 6. Les mêmes qu’au début du film dans la scène d’ouverture. […]


15h50 (= 85ème minute) : Une note de musique. Deux notes. On voit le tank de l’extérieur. Shmulik sort sa tête du tank. Le champ de tournesols de la première image du film. Exactement la même image en plan fixe avec le tank à l’arrière-plan en plus.


15h51 (= 86ème minute) : Fin. »



Très peu de musique dans le film, des séquences brèves mais lourdes ; étrangement perturbantes. La raison de cette sensation d’inquiétante étrangeté doit venir du fait que l’on a l’impression d’entendre la musique de Bachar Khalifé,[3] il vit et travaille en France. Les influences venant de ses origines Libanaises, sur ce qu’il produit, sont indéniables. Reconnaître des sonorités « libanisantes » dans un film israélien participe à cette perturbation auditive. Samuel Maoz n’a semble-t-il pas souhaité encombrer son film d’une musique trop présente. Les très rares notes que l’on entend ponctuent des instants d’incertitude complète, autant pour les personnages que pour les spectateurs. On est oppressé et éveillé à la beauté de ces notes de musiques laiteuses et cristallines.



Liban et Israël sont si proches dans ce film, on ne sent aucune haine des Israéliens envers les Libanais. C’est un film sur l’absurdité de la guerre et sur la paix, sur l’amour de l’homme pour l’homme. Ils ne veulent pas tuer ces gens-là. Ils ne le veulent pas, profondément, ils ne le veulent pas.


Pour ma part, au moment où le film a commencé et qu’il me hantait, j’avais peur de haïr les soldats israéliens, j’avais peur de ne jamais arriver à les voir, j’avais peur de les tenir en partie responsables des traumas que j’ai pu déceler chez lui. Je n’ai plus peur maintenant, je ne les hais pas.



Samuel Maoz, avec toute son équipe, a réalisé un chef-d’œuvre.


Eléa Baux. Le 13 mars 2010.





Annexe :


J’ai décidé d’intégrer le reste des notes que j’avais prise sur Lebanon. Elles sont non exploitées au sein de mon texte, mais il m’a semblé légitime de les faire figurer.


14h49 (= 24ème minute) : Hertzel propose à ses frères des croûtons de pain qui sont d’un jaune étrange, un jaune soleil.


15h00 (= 35ème minute) : Ensuite, Shmulik se fait passer un savon par Jamil.


15h01 (= 36ème minute) : un missile est tiré sur le tank, on voit le missile rivé sur le tank au travers du viseur. Écran noir. Le tank est couvert de croûtons jaunes et d’huile, tout le monde est en vie. Les visages des hommes sont noirs de poussière et de suie. Le viseur du tank est abîmé, fissuré en haut à droite. Jamil prend un Syrien en otage, il est menotté dans le tank.


15h05 (= 40ème minute) : Jamil demande à son commandement par radio qu’on les sorte de là, ils ont dévié de la trajectoire initialement prévue, son commandement tente de les repérer, on entend des avions de chasse. Le commandement les a localisés : ils ne sont pas là où ils devraient être, ils sont sur une zone sous contrôle syrien.


15h10 (= 45ème minute) : Yigal pense que le tank est foutu. Les cadrans de contrôle n’indiquent plus rien, ils sont noyés dans l’huile. Les quatre soldats à l’intérieur du tank se disent qu’ils n’ont plus rien à faire ici, qu’ils vont pouvoir rentrer chez eux. Jamil arrive dans le tank.


15h19 (=53ème minute) : On voit une voiture devant l’image des Twin towers. C’est le bordel. Les phalangistes. On voit Jamil discuter avec le phalangiste.


15h21 (= 56ème minute) : Le phalangiste pénètre dans le tank. « Do you speak arabi ? » Le phalangiste parle au Syrien. Il lui dit que lorsqu’ils seront arrivés au Saint Tropez hotel, il le mettra dans la plus grande suite, il lui arrachera un œil, lui laissera le deuxième pour qu’il puisse voir la suite, il lui coupera les couilles. Puis le lendemain, il l’attachera entre deux voitures, et l’écartèlera.


15h24 (= 59ème minute) : Le Syrien devient fou après avoir entendu le récit du phalangiste.


15h25 (= 60ème minute) : L’un des gars du tank, lui passe de la morphine. Le Syrien s’endort.


15h27 (= 62ème minute) : « C’est ça la guerre ! »


15h31 (= 66ème minute) : Ils commencent à se sentir perdus et pensent qu’il est l’heure de se dire adieu.


15h34 (= 69ème minute) : Un cadavre sur une civière est mis dans le coffre de la voiture. La voiture démarre. Le tank suit les phalangistes.


15h36 (= 71ème minute) : des cadavres sur le sol, il fait nuit, ce sont les phares de la voitures qui les éclairent. L’ image tremble. L’huile dégouline sur les parois du tank. Y en a plein les cadrans.


15h37 (= 72ème minute) : Radio silencieuse, Jamil a disparu.


15h39 (= 74ème minute) : Le phalangiste sort de sa voiture. Il rentre dans le tank, il veut embarquer le prisonnier. Shmulik lui dit Jamil has the key. Le phalangiste repart. Le tank est seul dans la nuit perdu.


15h40 (= 75ème minute) : De la musique vient de l’extérieur. Ils cherchent d’ou elle peut bien venir. Ils ont peur. Assi devient fou, il est déconnecté. La musique est belle. Assi sourit et danse.


15h41 (= 76ème minute) : Plus de musique. Il faut partir, Jamil s’adresse à eux par la radio. Ça remarche. Jamil leur dit qu’ils sont foutus s’ils ne bougent pas. Les phalangistes sont partis. Un tir sur le tank. Le tank est touché. Yigal fonce. Ils ne voient plus rien. Ils roulent. D’autres leur tirent dessus.


15h44 (= 79ème minute) : Hertzel charge un missile. Ils sont touchés. Yigal est touché.


15h45 (= 80ème minute) : Yigal meurt.


15h46 (= 81ème minute) : Assi, Shmulik et Hertzel en prennent conscience. Shmulik reste statique. L’huile.


15h47 (= 82ème minute) : Jamil appelle à la radio.


15h48 (= 83ème minute) : Shmulik s’occupe du Syrien. Il peut pisser. Grand silence.





[1] « Réconforter vt 1. Rendre des forces physiques à quelqu’un. 2. Redonner de la force morale, du courage à une personne éprouvée. » Dictionnaire Hachette Editions 2009, Paris, Hachette Livre 2008.

[2] Georges Bataille, Les larmes d’Éros, in Œuvres Complètes X, Éditions Gallimard, Mayenne, 1987, p. 577.

samedi 13 mars 2010

Lebanon vu par une plasticienne (1ère Partie)


Il est parti. Les Israéliens arrivent

Lebanon, film de Samuel Maoz, vu le jeudi 11 février 2010.

par Eléa Baux


« 14h27 (= 2ème minute du film) : Première image, plan fixe sur un champ de tournesol. »

Je pleure.
Faisons un temps d’arrêt, ma réaction est excessive. Pourquoi l’image d’un champ de tournesol me ferait-elle pleurer ? Je me dois de vous expliquer pourquoi.
Ce texte tentera de montrer à quel point il peut être difficile pour le récepteur d’une œuvre d’art de faire abstraction, de se départir de la subjectivité émanant de son histoire personnelle.
Un hasard, peut-être pas, peu de temps après avoir vu Lebanon, je me suis attelée à la lecture de L’image peut-elle tuer ?, ouvrage absolument incroyable de Marie José Mondzain. J’étais déjà sûre d’avoir une certaine légitimité à « foutre en l’air » les conventions et les codes qui régissent l’écriture d’article, de critique sur le cinéma mais lorsque j’ai lu ce paragraphe – cité ci-après – de Marie-José Mondzain, j’ai eu l’impression d’avoir l’approbation d’une mère pour faire ce que j’allais faire.

« La naissance des écrans a mis dans l’espace social un dispositif aussi énigmatique que l’image qu’il rend manifeste. Il est double, en tant qu’il ne montre pas de corps réels et toutes les conditions matérielles du tournage il est le tissu d’une élision et, en tant qu’il soutient des images, il est le tissu d’une apparition. L’écran participe donc au premier chef à la définition de l’image elle-même. Toute réception visuelle sur un écran a lieu dans une sorte d’atopie fugitive, le temps de la vision ou de la projection. […] Dans le même temps se distinguent des places d’où chacun éprouvera les émotions singulières que les images vont provoquer. Quelque chose de rituel et de politique est en jeu car ce rassemblement ne produit aucune vision commune. Chacun depuis sa place perçoit des signes visibles, sonores et narratifs tels que, à la fin du spectacle, la question s’ouvre seulement de savoir ce qui fut partagé. Une expérience fusionnelle ou bien un ébranlement du sens ? Faut-il pour le savoir demander à chacun ce qu’il a vu ou bien suffit-il d’analyser la chose vue pour définir ses effets sur tous ? Il n’y a pas de réponse univoque à une telle question. » (1)

Je pleure, l’esthétique du chaos.
L’esthétique d’un chaos mise en place par Samuel Maoz au sein de son film, aussi bien que l’esthétique d’un chaos vécue au moment même où je me suis retrouvée face au film, au moment de la projection, et avant ça, lorsque je me suis confrontée pour la première fois à l’affiche – dans le métro – annonçant la sortie de Lebanon.
Un Libanais quitte Paris et quasi simultanément les Israéliens entrent et hantent la partie libanaise de mon cerveau.

« 14h29 (= 4ème minute) : Des soldats enfermés dans un tank.
Jamil, militaire chargé de transmettre les ordres aux soldats du tank leur dit par radio : « Welcome to Lebanon ».
Assi (commandant du tank), Shmulik (le tireur), Hertzel (en charge des munitions), et Yigal (conducteur du tank) sont un peu surpris par la mission qui leur est confiée, ils ne s’attendaient pas à devoir rester si longtemps au Liban.
Nom du lieu dans lequel ils doivent se rendre après leur première mission : Le Saint Tropez Hôtel.
6 juin 1982.
Le tank pénètre dans un champ de bananiers. »


Je suis tendue, je suis fébrile, je pense à lui… Quel âge avait-il quand ces évènements se sont déroulés ? Était-il au Liban à ce moment-là ou à Paris à l’abri des bombes ?
Je n’étais pas née.
Mon corps se contracte si violemment.
« La guerre de la montagne : 1982-1984. »
Je suis née pendant cette guerre.
Bref…
Combien de temps vais-je pleurer ? Est-ce que cela va durer pendant tout le film ? Il faut que je le sorte de ma tête pour pouvoir voir le film. Je dois regarder attentivement ce film. Ce sont des Israéliens qui ont fait ce film, c’est formidable. Je dois voir ça.
« Allez, sort s’il te plait. Je t’en supplie, sort de ma tête, laisse-moi voir. »
Ils sont beaux ces hommes, ces soldats. Ils ont peur. Ils doivent défendre leurs coéquipiers.

« 14h36 (= 11ème minute) : Le noir, les hommes dorment.
Puis, ils reçoivent des instructions. Ils doivent tirer si un véhicule arrive, une fois à droite puis une fois à gauche, et si le véhicule ne s’arrête pas, ils ont pour ordre de tirer sur le moteur.
Soudain, une voiture arrive. »


Le véhicule arrive droit devant. Il aurait pu, il a peut-être vécu un moment similaire à celui-là. Non, je préfère ne pas y penser.
Ah ! Il est revenu, j’avais réussi, enfin, presque, à le faire sortir de ce film et de ma tête.
4 ans, il avait 4 ans.

« Shmulik, qui a pour ordre de tirer, n’y arrive pas.
Le sang coule. La cible. Les yeux.
Il y a un mort, un soldat du bataillon de Jamil. Jamil dit en langage codé : un ange.
Le cadavre du soldat est mis dans le tank.
Une autre voiture, cette fois-ci Shmulik tire. Un autre mort.
14h42 (= 17ème minute) : Le mort, le civil est achevé par Jamil, d’une balle dans la tête. »


Je vais devoir revoir ce film, devoir le voir des dizaines et des dizaines de fois. Ça va être un enfer, toutes ces images à digérer.
Non, pas « Bref… » Je suis née en 1983. Je suis donc née pendant cette guerre. Qui n’est pas né pendant une guerre ? Certains sont nés dans la guerre…
A-t-on le droit de faire des enfants pendant que d’autres s’entre-tuent ? Si une loi interdisait de faire des enfants pendant qu’une guerre sévissait, en combien de temps l’humanité s’éteindrait-elle ?
J’ai juste envie de vomir.
Envie de faire pipi, envie de partir mais de savoir.
Envie de fumer.
Je reste.
Je pleure, mais je reste.
C’est beau mais horrible. C’est beau et horrible.

La première fois que j’ai été voir Lebanon, j’ai pleuré pendant la quasi totalité du film. J’ai réussi à m’arrêter peut-être, un quart d’heure, au moment où le tank était devant l’agence de voyage.

« 15h05 (= 40ème minute) : ils sont devant une agence de voyage, on voit des images des Twin Towers , Big Ben et la Tour Eiffel. »
Beaucoup de photographies sont intégrées dans les décors. Création d’un effet de miroir pour les spectateurs occidentaux que nous sommes. New York, Londres et Paris ainsi symbolisées, nous sommes alors instantanément re-projetés à notre place, à la place de ceux qui n’ont rien vécu de tout ça.
Et puis ça a recommencé. Mon corps, tout mon corps, le moindre de mes muscles était contracté, tellement contracté. Impossible de desserrer ma mâchoire. Mes muscles se tétanisaient, tellement les images me faisaient mal et me plongeaient dans un état contemplatif à la fois. Mon cœur, lui, je ne sais pas du tout s’il battait vite ou pas, en fait j’étais si souvent en apnée que je ne peux rien vous dire à ce sujet. Souvent, j’attrapais l’une de mes cuisses dans laquelle je plantais violemment mes ongles. Je ne m’en suis rendue compte que le soir en me déshabillant, il y avait sur mes cuisses quelques petites traces rouges.
Quand je suis rentrée chez moi, j’ai dû écrire, tout de suite écrire. Écrire à chaud pour sortir cette violence. Ne pas rester avec ça. Ne pas la transporter trop longtemps. Vite, poser ces horreurs et ne les reprendre que plus tard. Une urgence : se décharger.
Et j’ai pleuré, j’ai encore pleuré, une fois chez moi, seule avec ce que j’avais vu. J’ai voulu l’appeler, juste pour entendre sa voix et sentir qu’il était en vie, mais c’était impossible.

Ce qui fut encore plus violent, non peut-être pas plus violent, violent différemment, c’est mon deuxième visionnage de Lebanon.
Lorsque j’y suis retournée, comme je savais ce que j’allais voir, tout était différent. Je pense pouvoir discerner trois phases par lesquelles je suis passée : l’avant projection, le moment de la projection et l’après projection. Je vais tenter de retranscrire ces différents niveaux de prise de conscience que j’ai subi durant ces trois phases.

Première phase : l’avant projection.
C’est étrange, dans la matinée qui a précédé la projection de Lebanon, j’éprouve une forme d’angoisse à l’idée d’y retourner. Il faut que je le revois pour écrire, j’ai encore beaucoup de choses à saisir et à voir pour pouvoir écrire un texte un peu intéressant.
J'ai envie d'y aller, j'ai incité des gens à venir voir ce film, mais là maintenant, j'ai envie de vomir, j'emmène des gens voir ça ! Quelle horreur !
J'ai envie de fuir, de renoncer.... Pourquoi ai-je besoin de me confronter à toutes ces atrocités ? C’est une démarche personnelle, je ne dois pas dire aux gens d’aller voir ce film. Et puis, si, merde ! D’autres doivent le voir. Il ne reste que peu de temps avant qu’il disparaisse des écrans de cinéma.
J’ai envie de dire ça à quelqu’un, je commence donc à écrire un mail à un homme que je respecte beaucoup et qui pourra entendre mes mots, mais je ne le fais pas, je ne l’envoie pas. Je me dis que je dois gérer seule ce moment, que ça n’appartient qu’à moi d’être face à ce film, que je n’ai pas de légitimité à demander de soutien au sein de cette démarche. Alors je reste prisonnière de ma solitude, je reste avec, pour seule compagnie, mes nausées et mes états d’âme et mes larmes.
Les trois amis qui devaient venir me font faux-bond. Je suis donc profondément seule. Tant pis pour eux, tant pis pour moi ou pas…

Deuxième phase : le moment de la projection.
Je sors mon carnet, pour pouvoir prendre des notes :

« MK2 Hautefeuille, salle 3.
Arrivée dans la salle à 14h00, séance à 14h10.
7 personnes dans la salle, moi y compris.
Je n’ai pas encore envie de faire pipi comme la première fois.
Je me sens mieux que tout à l’heure. Je n’ai plus envie de vomir. Plus de larmes non plus. Plus de culpabilité.
Finalement, je suis bien, seule, pour revoir Lebanon.
1 – Ne pas trop se contracter.
2 – Essayer d’être calme.
3 – Relativiser et se détacher. Essayer de se détacher. »

Ce sont les trois conseils que je me donne avant que le film commence.
Je sors mon téléphone portable pour avoir des références temporelles précises dans ma prise de note :

« Début du film : 14h26.
[…]
Fin du film : 15h51.
Durée totale : 1h25min. »


Au total, je couvre une quinzaine de feuillets sur mon petit carnet.

Troisième phase : l’après projection.
Je sors de la salle, dans la rue dans le métro, alors que je rentre chez moi, je me rends compte que je suis totalement contractée. Ma mâchoire est bloquée, serrée. J’angoisse, sans comprendre pourquoi. Une soudaine envie de pleurer… Que se passe-t-il ? Pourquoi ? Tout s’est bien passé, j’ai fait du bon travail.
Et puis, je comprends. Comment avais-je pu me détacher autant ? Comment avais-je pu être aussi froide face aux images ? Comme si elles ne provoquaient plus rien en moi. Je culpabilise de n’avoir pas ressenti le film. C’est ça l’angoisse ! C’est cette stupéfaction sur ma capacité à avoir su me défaire de la violence des images, à avoir réussi à transformer ce film en un simple et pur objet d’analyse. Je pensais qu’il allait encore me faire du mal, que j’allais avoir besoin de le voir un nombre de fois incalculable avant de m’habituer à la violence. Mais non, ce n’est que la deuxième fois que je vois Lebanon, et je le regarde sans le voir, j’ai pris des notes comme un robot. Pour July Trip (2), c’était si dur ! Il m’a fallu le voir des dizaines de fois avant de pouvoir l’analyser, avant de m’extraire d’un regard émotionnel. Est-ce le fait que Lebanon soit une fiction ? Est-ce une simple preuve de maturation par rapport à ce que je vois ? Suis-je moins sensible à la violence des images ? Suis-je plus rapide dans l’analyse ?
Je n’ai pas été stressée une seule fois. Si, à un seul moment, j’ai repensé à lui pendant le film…

« Wafa, 5 ans. – Ça aurait pu être lui – »

« 14h28 (= 3ème minute) : 3 heure du matin.
Première image dans le tank : un reflet.
« L’homme est d’acier, le tank n’est que ferraille. » inscription que l’on peut lire à l’intérieur du tank. »


Les images, les reflets dans l’eau sur le sol métallique du tank, comme de la peinture à l’huile sur la bobine. Le réalisateur est aussi peintre. Ces reflets reviennent à plusieurs reprises teinter le film de ces sublimes taches, de ces marques presque surréalistes, de ces empreintes du temps de la fiction, de ce temps arraché au réel, cet instant où l’on a droit à la contemplation, où l’on se laisse aller à ne voir que la beauté d’une image. Samuel Maoz nous octroie des moments de repos en nous offrant l’extase.
Peut-être pourrait-on dire qu’il transforme ce vécu, ce cauchemar bien réel qui le hante en un autre monde dans lequel le beau à sa place, dans lequel le repos de l’âme existe. Le transforme-t-il pour que nous puissions le voir, nous qui ne l’avons pas vécu, nous qui sommes ignorants ?
C’est de la vie du réalisateur dont il s’agit ici, il a fait une fiction avec des éléments réels de son vécu. À partir de l’histoire de cet homme est mise en jeu l’histoire de l’humanité, une histoire métallique, l’histoire de la transmission du savoir et de la mémoire.

(1) Marie José Mondzain, L'image peut-elle tuer ?, Éditions Bayard, Paris, 2002, p. 49 et 50.
(2) Court-métrage réalisé par Waël Noureddine en juillet 2006 au Liban. voir le lien vers sa biographie et le synopsis du film : http://birdofpreyproductions.com/fr/node/24

Eléa Baux

mardi 9 mars 2010

L'orange dans la trilogie "Le parrain"


L’orange, fruit de mauvais augure dans la trilogie du Parrain
(The Godfather, Francis Ford Coppola, 1972, 1974, 1990)


par Christophe Damour
L’accessoire métaphorique chez Coppola


Jean-Patrick Manchette analyse en ces termes une séquence d’Apocalypse Now :
« Au camp de Kurtz il y a des trucs qui brûlent et on ne sait pas ce que c’est, on voit juste des flammes qui montent de la terre, dans un coin. Il faudrait être pris de délire pour bâtir un commentaire là-dessus, il y a bien d’autres choses à commenter dans Apocalypse Now, mais disons qu’en mettant dans l’image ce signe (aisément lisible) Coppola nous fait plaisir et nous est sympathique. » (1)
Tout en considérant « cette manie des objets métaphoriques comme la marque du grand style » (2), Manchette semble en revanche ne pas prendre au sérieux l’analyse approfondie de la présence de tels objets. En effet, est-il vraiment délirant de bâtir un commentaire sur des détails ?
Peter Cowie (3) donne un exemple similaire dans une autre œuvre majeure de Coppola, Le Parrain et ses suites : la présence de l’orange. Même si, bien entendu, il y a bien d’autres choses à commenter dans la célèbre trilogie, il est intéressant de remarquer dans quelle mesure l’utilisation récurrente de ce motif, l’orange, confirme, si ce n’est le statut d’auteur du cinéaste (4), du moins la cohérence de l’œuvre, même dans ses plus infimes détails (5).
Si, dans la tradition symbolique classique, comme la plupart des fruits à nombreux pépins (6), l'orange renvoie à un signifié unique et positif qui est la fertilité, le fruit est associé chez Coppola à des thématiques plutôt négatives: la violence, le pouvoir et la trahison. Le cinéaste érige ainsi une figure de l’orange en figure de vanité et de mort qui transcende ces trois thèmes, un rapprochement qui n’est pas forcément contradictoire, car par exemple « (…) au Moyen Age la mort était (…) rarement associée à des images d’horreur et de peur (…) ». (7)
Outre le fait de concourir à l’authenticité du milieu culturel dans lequel est censée se dérouler l'histoire (l'ethnie sicilo-américaine), en participant, au même titre que d'autres produits typiques tels le vin, l’huile d’olive ou les pâtes, au rendu d'un certain exotisme, l'orange apparaît tout d'abord en tant que symbole des origines. Le premier pilier thématique du Parrain est en effet incontestablement celui des racines, de la terre originelle: la Sicile, où tout commence et tout finit. La saga de la dynastie Corleone débute en Sicile avec le départ forcé du jeune Vito Corleone, pour se clore sur le même sol avec la mort de son fils Michael Corleone (Al Pacino). La présence de l'orange sicilienne aux Etats-Unis est comme une réminiscence de cette terre qui manque à ses originaires, mais une réminiscence macabre.

L'orange ou la réminiscence de la mort


Entre le point de départ et d’achèvement de la trilogie, la Sicile aura été associée à plus d'un titre au sang en tant que lien familial et identité ethnique mais également au sang versé et à la mort violente en étant le terrain de nombreuses exécutions : triple assassinat originel du père, du frère aîné, puis de la mère du jeune Vito Corleone et la vengeance de celui-ci, meurtre de la première épouse de Michael et de sa fille dans des attentats dont il était à chaque fois la cible. C’est surtout cette Sicile de violence originelle que l’orange évoque, comme la marque indélébile que Michael porte déjà sur le visage (8).
Fruit d’une terre originelle qui insuffle à ses enfants les principes du rite initiatique meurtrier (Michael, comme son père avant lui, devant supprimer ses ennemis pour pouvoir préserver ses intérêts) et de la vengeance (les récurrents règlements de comptes opérés par Michael Corleone), l’orange est une figure de violence, contrairement à la poire, symbole de douceur, que le jeune Vito (Robert de Niro) offre tendrement à sa jeune épouse dans Le Parrain 2.
L’orange est également l’emblème du déterminisme, pilier thématique de la trilogie - sur lequel Coppola insiste lourdement dans Le Parrain 2 -, et indirectement de la famille, ce qui permet par là de rejoindre le traditionnel symbole de la fertilité.
L’orange est en outre, à plusieurs reprises et chez des personnages différents, utilisée, sinon comme un fétiche, assurément comme un attribut concret d’exercice du pouvoir.

L’orange attribut du pouvoir


Dans Le Parrain 2, Don Fanucci (Gaston Moschin), le Parrain que le jeune Vito Corleone supprimera avant de commencer son ascension dans le Milieu, est tout de blanc vêtu, avec son chapeau-couronne et sa veste posée sur ses épaules tel un manteau royal. Déambulant avec arrogance dans les rues de New York, il se sert gratuitement à divers étalages (9), se saisit d’une orange qu’il fait sauter dans sa main droite, avant de prendre le fruit dans son autre main, afin de permettre à un passant-vassal, en lui tendant négligemment le dos de sa main droite, d'y déposer le traditionnel et mafieux baiser d'allégeance. L’orange, dans cette panoplie du monarque de la ville, a incontestablement valeur de sceptre.
A la fin du même film, Michael Corleone, tenant conseil avec ses hommes de confiance, son demi-frère et avocat Tom Hagen (Robert Duvall) et ses gardes du corps Rocko et Neri, s’empare d’une orange, se met à en peler une partie et commence à la manger. Michael est en train d’ordonner la mort de ses ennemis en mangeant cette orange, qu’il tient également comme un sceptre, symbolisant sa puissance, sa maîtrise de soi et sa détermination quant à l’exécution des traîtres.
Dans Le Parrain 3, c’est au tour de Vincent (Andy Garcia) de faire rouler une orange dans une de ses mains puis dans les deux, avant de la respirer comme son grand-père Vito (Marlon Brando) respirait la rose accrochée à son veston dans Le Parrain. A ce moment en Sicile, Vincent apparaît pour la première fois comme le véritable dauphin de Michael. D’un naturel nerveux et sanguin au début du film, il est maintenant plus posé et est passé du stade de simple voyou de service à un statut plus important, si bien qu’il a le droit maintenant de s’exprimer et de donner son avis en public. L’orange dans ses mains est bel et bien, à ce moment-là, le symbole d’un pouvoir qui est déjà passé dans ses mains, et que le vieux et malade Michael (Pacino), n’étant plus dans le coup depuis fort longtemps, ne tardera pas à officialiser.
En tant que symbole du pouvoir, et incidemment du pouvoir de donner la mort, l’orange représente donc indirectement la mort. Mais elle ne fait pas que simplement la représenter. Dans Le Parrain 2, Don Fannucci se fait tuer peu de temps après avoir manipulé une orange, comme si celle-ci annonçait la violence à suivre. Elle est donc dans ce cas à la fois sceptre et élément d’annonce du danger mortel. Et dans Le Parrain, Vito est abattu alors qu’il venait d’acheter des oranges chez un épicier (10).
Figure complexe et polysigne, l’orange est affublée d’un pouvoir annonciateur de la mort.



Memento mori (souviens-toi que tu vas mourir)

Dans la tradition picturale de la vanité (Claesz, Le Caravage), les natures mortes proposent une méditation sur la mort et le caractère éphémère des biens terrestres (richesses, mais également pouvoir, beauté ou savoir). Peintes derrière des portraits, elles « anticipent, en tant que symboles, de la ‘mors absconditus’, c’est-à-dire de la putrescibilité qui est attribuée à l’homme, sur l’état futur des personnes portraitées au recto » (11).
Dans Le Parrain, l'orange acquiert cette fonction prémonitoire qui rappelle l’inévitable mort du corps, mais surtout elle prédit l'imminence de sa survenance (12), Coppola semblant transposer cinématographiquement ce processus, l'inscription au recto d'un portrait étant remplacée par la présence du motif dans le plan (13).
Ce pouvoir de mauvais augure lié au fruit se retrouve également dans la Bible, où la corbeille de fruits observée par le prophète est qualifiée d’annonciation de la fin par Dieu (14).
Coppola introduit clairement dans son film la métaphore picturale de la corbeille de fruits en tant que vanité, mais en y apportant deux petites innovations personnelles: il distingue l'orange des autres fruits qui composent la corbeille, notamment en la mettant bien en évidence à son sommet, transférant à ce seul fruit la valeur de vanité conférée habituellement à l'ensemble de la corbeille. Et il y ajoute le mouvement : l'orange est rarement fixe, toujours manipulée par la main de l'homme ou mue par les forces naturelles de l’apesanteur.
L’utilisation la plus évidente de cette allusion picturale ou biblique est la présence de corbeilles regorgeant de fruits sur la table lors des différentes réunions des patrons de la pègre : lors de la rencontre des chefs des cinq grandes familles de New York dans Le Parrain, la réunion de puissants hommes d’affaires mafieux autour du Président cubain à La Havane dans Le Parrain 2 ou lors de la dernière réunion d’un Michael qui veut régler ses dettes avec ses anciens et peu recommandables associés dans Le Parrain 3. Autant de symboles de la vanité d’hommes qui donnent la mort mais qui, a tout moment, peuvent la recevoir, en raison de la vie qu’ils ont choisi de mener, une vie sans cesse menacée par la trahison.

L'orange, annonce de la trahison


La présence de l’orange permet également de désigner celui qui va trahir. Dès Le Parrain, on aperçoit Tessio (Abe Vigoda), le futur traître, se saisir d’une orange lors de la réception en l’honneur du mariage de la fille du Don. Plus tard dans le film, ce sera une orange trônant au sommet d’une corbeille de fruits qui désignera Don Barzini (Richard Conte) comme le commanditaire principal du complot contre les Corleone. Dans Le Parrain 2, la présence de l'orange est pour la première fois évoquée dans les dialogues (si ce n'est par Vito, dans la première partie, désignant à haute voix des oranges à un épicier) : le garde du corps de Michael, une orange à la main, introduit dans le bureau de son patron Johnny Holla (qui est l’émissaire du traître, mais ni le spectateur ni les personnages ne le savent à ce moment du film). Lorsque Michael lui demande ce qu’il tient dans la main, Johnny répond : « une orange de Miami » ; puis sans plus s’attarder sur cette apparente digression, ils reprennent le cours normal de leur conversation. Lorsque l’on apprend juste après que Miami correspond au lieu de résidence du traître Hyman Roth (Lee Strasberg), subtilement appelé « notre ami de Miami », l’orange acquiert rétrospectivement une incontestable valeur prémonitoire.
De la même manière, Coppola attirera l'attention du spectateur sur une autre orange, non plus par le moyen du dialogue mais par celui du cadrage, lorsque, dans Le Parrain 3, il fait un gros plan sur une orange s’échappant d’un panier de fruits et roulant sur la table, cet élément informant à deux niveaux différents l’imminent attentat: le premier est que l’orange tombe parce qu’un hélicoptère se rapproche, ce qui a pour conséquence de faire trembler le bâtiment ( l’orange avertit) ; le deuxième niveau, plus symbolique, est aussi le plus important, parce que, par le choix du motif et celui du cadrage, l’orange ne se contente plus d’avertir, elle dénonce (la traîtrise de Joey Zazza alias Joe Mantegna).

Enfin, l’orange est associée à la mort des deux Parrains : d’abord dans Le Parrain, où le vieux Don Corleone meurt peu après s’être introduit une peau d’orange dans la bouche, comme si celle-ci l’avait empoisonné ou asphyxié. Et à la fin du Parrain 3, lorsque le vieux Michael meurt, il s’écroule de sa chaise, allant ainsi rejoindre sur le sol sicilien ce qu’il avait à la main et qu’il venait tout juste de laisser tomber par terre : une orange.

Christophe Damour



NOTES

(1) Les Yeux de la Momie. Chroniques de cinéma, Paris, Rivages, 1997.
(2) Pour reprendre la formule de Laurent Jullier à l’égard de Manchette (L’analyse de séquences, Paris, Nathan Cinéma, 2002, p. 115).
(3) Peter Cowie, The Godfather Book, London, Faber and Faber, 1997.
(4) A propos d’Alfred Hitchcock : « Voilà donc un mec qui pousse la maîtrise de l’image jusqu’à mettre du sens dans ce qui, dans l’image, a toutes les chances de demeurer inaperçu. Voilà un auteur » Jean-Patrick Manchette, op. cit.
(5) Pour une analyse mettant en avant l’origine et la nature des diverses répétitions dans l’utilisation de certains accessoires (intention du réalisateur, hasard, trouvaille de l’acteur, etc.), lire Alexandre Magin, « des oranges… et un âne », in Francis Ford Coppola et la mise en scène trilogique, mémoire de maîtrise, université Paris 1, 2003.
(6) Jean Chevalier, Alain Gheerbrant, Dictionnaire des Symboles, Paris, Robert Laffont/Jupiter, coll. Bouquins, 1996.
(7) Norbert Schneider, Les Natures mortes : réalité et symbolique des choses : la peinture de natures mortes à la naissance des temps modernes, Taschen, 1999, p. 78.
(8) Dans le documentaire sur le tournage du Parrain (« A look inside », Jeff Werner, 1991), Coppola raconte qu’il recherchait pour le rôle de Michael un acteur qui porte la « marque de la Sicile sur le visage », en d’autres termes un physique très typé méditerranéen ; c’est pourquoi il a préféré le brun Al Pacino au blond Ryan O’Neal.
(9) Un privilège qui est un attribut de son autorité sur les petits marchands du coin ; plus tard, une fois Vito devenu à son tour le caïd du quartier, le marchand lui offrira de ne pas payer ses oranges.
(10) Le roman de Puzzo parlait déjà de « pêches juteuses et d’oranges » (éd. Robert Laffont, p. 93).
Dans Forever Young (Steve Miner, 1992) après que la fiancée de Mel Gibson se soit fait renverser par une voiture, elle est allongée sur le bitume au milieu d’oranges.
(11) Norbert Schneider, op.cit., p. 77.
(12) Ainsi dans Bonnie and Clyde (Arthur Penn, 1967), Bonnie (Faye Dunaway) croque dans une poire juste avant que le couple ne se fasse fusiller.
(13) D’autres motifs font référence aux vanités picturales, comme la tête coupée du cheval dans Le Parrain, qui peut renvoyer aux peintures de têtes coupées de saints (Saint-Jean Baptiste, Sainte Catherine d’Alexandrie, etc.)
(14) « Voici ce que me fit voir le Seigneur, mon DIEU : c'était une corbeille de fruits de fin d'été. Il dit : " Que vois-tu, Amos ? " Je dis : " Une corbeille de fruits de fin d'été. " Le SEIGNEUR me dit : " La fin est arrivée pour Israël, mon peuple (…)" » La Bible ; Amos 8, 1.

lundi 8 mars 2010

Notes autour de Val del Omar (2ème p.)


NOTES AUTOUR DE VAL DEL OMAR ET D’UN CINEMA DE LA METAMORPHOSE ET DU CREPITEMENT (2)

par Olivier Hadouchi
Autour de quelques motifs val del omariens...

L’eau, le feu, l’air et la terre en tant qu’éléments organiques & techniques, métaphoriques & réels, sont présents dans les trois films du triptyque. Ils s’interpénètrent continuellement et ne s’apparentent donc jamais à des blocs homogènes, des forteresses séparées.
*
Topographie(s) plurielle(s) d’une Espagne palimpseste.
La Galice au nord-ouest. Climat pluvieux, boue, humidité, notamment célèbre pour les éléments laissés par les Celtes (en Galice, la cornemuse s’appelle « gaita », on l’entend souvent dans les orchestres « folkloriques » de la région, parfois dans le film), qui transitèrent dans la région. Région tournée vers l’Atlantique (plans répétés sur les barques et les mouettes) et vers les lointaines Amériques (stèles dédiés à tel voyageur parti vers tel pays : Argentine...)
La Castille, aux hivers et aux étés secs, « centre » géographique et politique du pays depuis que le pouvoir central établit ici son régime.
En Andalousie, Grenade tournée vers le sud et l’est : l’Orient. La colline de l’Alhambra où des « Maures » s’établirent (Arabes, Berbères, Perses réunis sous la même religion), ainsi que des juifs, des chrétiens, des gitans. Pour le rappeler, Val del Omar juxtapose : une étoile de David en mosaïque, des inscriptions calligraphiées en arabe, des chants et des danses gitans andalous.
Chacune de ces régions, des villes métonymiques qui les composent, ont inspiré une gigantesque production artistique, émanant d’habitants des lieux (13) ou de voyageurs souvent de sensibilité romantique (Gautier ou Irving ont séjourné à Grenade, Quinet aussi) (14).
Parler de « transit », de « présence », c’est utiliser un euphémisme pour désigner des conquêtes générant ensuite – le plus souvent – des « reconquêtes ». Cela dit, le cinéaste choisit lui-même des apports extérieurs éloignés dans le temps susceptibles de nourrir son travail, aborde donc prioritairement l’histoire de son pays dans la longue durée, tout en sachant qu’il n’est pas menacé de l’extérieur (ce fut la Guerre Civile...) depuis la glorieuse résistance face à l’incursion des troupes napoléoniennes au 19ème siècle.
En somme, Val del Omar puise par exemple dans les réminiscences et les traces du moment « Maure » (le joug a disparu, reste ses élans de tolérance, réels pour l’époque mais insuffisants pour le présent, ses jardins...) et du Siècle d’or (sans l’ostracisme, le repli sur un catholicisme agressif et conquérant).
... art du patchwork et du collage.
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Le cinéma de Val del Omar a donc un versant poétique et essayiste. Reportons-nous aux sous-titres de Fuego (« Essai somnambule de vision tactile dans la nuit d’un monde palpable », (15) « une cinégraphie libre ») et de Aguaespejo (« Un court essai audiovisuel de plastique lyrique »).
Essais sur la matière humaine, animale, végétale ; au contact les unes aux autres.
Cyprès, nénuphar, grenouille, poissons, grottes (Aguaespejo granadino).
Bruit de grillons (non visibles), champ de fleurs verticales (Fuego en Castilla).
Mouettes, serpent d’étang, tortue, miaulements de chats, grottes (Acariño galáico).

*
L’ordre inversé.

Inversion du négatif (au sens photographique aussi : pellicule inversée) et donc du contraste noir et blanc : elle intervient à plusieurs endroits. Notre occurrence favorite : lorsque le paysan lit ceci sur un écriteau gravé en haut d’un édifice : « Todo par todos » (Tout pour tous). Mais qu’est-ce que cela incarne et signifie ?

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A la fin de Aguaspejo Granadino le « Sin fin » se retourne, le lettrage adopte des caractères ressemblant à ceux de la langue arabe écrite, et la mention « Sin Fin » (« Sans fin » au lieu de « Fin ») effectue un mouvement circulaire à 360° degrés, se retourne sur lui-même (on sait que l’arabe se lit de droite à gauche). Au début comme à la « fin », impossible de conclure, point de synthèse achevée, tout redémarre.
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La métamorphose.
Elle représente un seuil, accompagne et rend possible l’émergence de la vision, indique le passage à un autre stade du visible et du sensible qui libère aussi l’ouïe et le toucher pour mieux les prendre en considération ; c’est une re-fondation et une radicale transformation.
Les lettrages, les caractères des titres et des génériques sont modifiés à chaque film.
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Fuego en Castilla donne libre cours au sentiment tragique de l’existence dont parlait Miguel de Unamuno, ou plutôt à une sensibilité tragique mêlée d’extase, entièrement traversée par elle (réversibilité).

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Si La vie est un songe (dixit Calderon de La Barca), seul un sublime artefact de chair et de métal, le regard éveillé du somnambule muni du toucher, dévoileront tout cette mascarade avant de renaître autre chose.

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« Paulhan a décrit l’aventure cubiste comme l’invention d’un espace essentiellement
tactile, un espace tel qu’un aveugle, ou un homme égaré dans le noir, pourrait le ressentir : un espace plein de dangers, d’écueils et d’abîmes (16)» d’après Bonitzer citant l’auteur des Fleurs de Tarbes. Tous n’ont sans doute jamais goûté au système de « vision tactile » conçu et construit par Val del Omar, ni à ses anamorphoses « supprimant à la fois la distance et le point de vue » (17) (en multipliant et décentrant tout cela).
Par le biais de l’anamorphose, la perspective dépravée, tel visage, tel corps, tel édifice architectural s’étend, se disloque, s’étire et s’aplatit avant de se recomposer comme une espèce d’image pâte à modeler et remodeler.

... Vision tactile.
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- Quête d’unité « primordiale » ? –

A la fin et dès le départ, l’enfant se dédouble. L’unité primordiale vue à travers le prisme d’un territoire palimpseste, vivant et multiple (humain, animal, végétal) et non d’une clôture sur une essence unique.
Vous avez dit rhizome paradoxal ou résurgence électrique du Tao ?

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« Qu’elles sont aveugles les créatures qui s’appuient sur le sol » déplore le narrateur en voix-off (in Aguaespejo Granadino), annonçant ainsi la colline en feu, le palais débordé d’eau par les cours d’eaux environnants et la danse des fontaines à l’intérieur, le ciel devenu lui-même miroir avec ses nuages filant comme des poissons, l’éclipse, l’aurore, la montée, l’ascension infinie de l’eau. Dans le cycle ultérieur / antérieur de la boue ou du feu, l’eau est toujours là, quelque part.
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Intime et collectif en relation complète ou différée.

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Naissance, jeunesse synonyme de dédoublement car on naît double dans Aguaespejo, via un plan sur deux sculptures identiques de visage d’enfant, succédant à un autre sur un enfant de chair et d’os.
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Statue du Christ en croix filmé de dos, dans Aguaespejo. Dans Fuego en Castilla celle-ci revient : il nous en donne le(s) contrechamp(s). Le feu d’artifice filmé en « temps réel », au ralenti, puis à contre sens dans Acariño renvoie à la danse de l’eau, décomposée, ralentie, saccadée et accélérée dans Aguaespejo et aux flammes palpitantes et leurs reflets de Fuego.

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Jeu et variation sur l’allégorie platonicienne de la caverne dans les trois films : grottes galiciennes (montrer des stalactites puis des stalagmites c’est déjà faire du montage - sémantique) ou du Sacromonte (quartier de Grenade situé sur les hauteurs de la ville autrefois habité par des gitans), la traversée à l’intérieur puis à l’extérieur du musée de Valladolid, en Castille, pour parvenir à des champs intensément fleuris.
* ...mouvement et immobilité.

Bien que les panoramiques et les travellings, les prises de vues en anamorphose, fassent partie de la palette du cinéaste, certaines fois, on se trouve face à un plan fixe (ce n’est pas la caméra qui bouge) et animé à la fois (le mouvement est à l’intérieur du cadre demeuré stable).
Par exemple, plan fixe sur une cascade d’eau déferlante (avec une variation dans Fuego en Castilla: au premier plan une statue dont les mains étreignant un livre sont visibles au premier plan fondu dans l’arrière : l’eau incandescente), ou la symphonie des fontaines de l’Alhambra, plan de grand ensemble sur un ciel et une colline entrant dans l’obscurité comme une sombre nappe étendue sur une table arrondie.
Une personne tourne. A plusieurs reprises, une femme, un homme tournent sur eux-mêmes, la caméra les enregistre comme des toupies effectuant un mouvement assez lent. Dans la lignée des mystiques arabes, perses, des derviches tourneurs : rituel d’initiation, passage vers un autre stade (seuil à franchir, découverte de nouveaux interstices) ? Profusion de cercles concentriques (formes géométriques), sphères, tourbillons (aquatiques, solides). Action Vs immobilité, pourtant on tourne jusqu’à l’extrême stabilité. Dialectique du mouvement et de l’immobilité, apparition Vs disparition. Attente, contemplation active.

*
María Zambrano, spectatrice active des films de Val del Omar ?

Car « ce qu’ils poursuivaient avec leur raison mathématique ; ce qu’ils cherchaient, c’étaient les nombres secrets de l’âme, du monde, de la raison si limitée soit-elle, c’est-à-dire les nombres du limité et de l’illimité, qui peut être à la fois mouvement et quiétude. » (18)
« De la raison poétique il est très difficile, presque impossible de parler. C’est comme si elle faisait mourir et naître en même temps ; (...) sans en arriver au martyre ou au délire qui s’empare de l’insomniaque, lequel ne peut s’endormir, simplement parce qu’il est seul. » (19)
« Terreur de se perdre dans la lumière encore plus que dans l’obscurité, nécessité d’une respiration régulière et paisible, nécessité de ne pas être seul dans un monde sans vie ; et de sentir cette convivance non seulement par la pensée, mais par la respiration, par le corps, fût-ce le corps d’un petit animal, qui respire (...).» (20 )

*

Corps recouverts d’un voile opaque ou transparent ; et, sur un squelette, une statue dans Fuego, dans les coiffes « traditionnelles » des femmes dans Acariño.
... et dévoilement intégral.


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Esthétique de l’incarnation, privilégiant le contact, la matière, la lumière, le toucher. Se souvenir de la boue répandue sur le visage de l’artiste sculpteur errant pied nu sur des escaliers en pierre dans Acariño.
Et profusion, profusion de reflets (eau, boue, lumière, flammes) sur des tissus, des visages, un cours d’eau stagnante.

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Le moucharabieh comme cache paradoxal.
De l’extérieur, il est opaque, dissimule ce qui doit être dissimulé, vu de l’intérieur, c’est un cache transparent qui laisse filtrer des rais de lumière à l’intérieur de la pièce, permet de voir sans être vu. La lumière étincelante, scintillante reflétée sur les visages des statues de Fuego semblent passées au filtre de moucharabieh aux superbes motifs.


*
En conclusion provisoire de ces notes, deux, trois choses.
Tout d’abord, Val del Omar reformule une conception, un tissu d’oppositions et d’antinomies probablement héritées de penseurs mystiques platoniciens et musulmans, ainsi que des penseurs romantiques, comme l’explique Régis Poulet à propos du « mythe de l’orient » en occident (21). En alchimiste moderne, il cherche à les unir.
Les oppositions organique / mécanique, est / ouest, demeurent-t-elles valides, pertinentes dans un monde qui cultive à la fois ses spécificités locales et tend dans le même temps à s’uniformiser (ou bien à s’universaliser) ? Précisons néanmoins que l’« orientalisme » de Val del Omar n’est pas au service d’une domination, bien au contraire, compte tenu du contexte où il émerge (Guerre Civile, rejet de l’autre ; accord avec son passé lointain). Et plutôt que de se demander si Val del Omar est vraiment fidèle à la pensée d’un Tao, d’un Jean de la Croix ou d’un Rûmi, il conviendrait plutôt de voir et de tenter d’analyser ce qu’il propose dans ses films, la façon dont son esthétique travaille la question de la synthèse inédite et paradoxale (les oxymores), ainsi que toutes les autres qui ont été juste esquissées au long de ce texte.
Avec ses présupposés mystiques et ésotériques, peut-être même malgré eux, son cinéma est paradoxalement très matériel – d’ailleurs, ne qualifiait-il pas son triptyque d’« élémentaire » ? –. Ainsi, il parvient à nous toucher, et ceci même si nous n’avons qu’une connaissance et un intérêt fort lointain (22) pour tout ce qui se rattache à l’alchimie, à l’occultisme ou à la mystique, et lorsque nous sommes tout simplement enclins à appréhender les phénomènes religieux à partir d’une position agnostique.

(A suivre, Sin Fin)


Olivier Hadouchi

NOTES

(13) Des champs de Castille d’Antonio Machado au Poèmes du Chant profond de Lorca, il serait vain d’ici d’en dresser l’inventaire. Signalons juste la façon dont Val del Omar utilise (dans Aguaespejo) un passage d’une composition ( Nuit dans les jardins d’Espagne – L’Alhambra) de Mañuel de Falla né à Cadix, grenadin d’adoption (puis exilé après la Guerre Civile). En situation, l’extrait en question devient alors une rosée lumineuse.
(14) Le Voyage en Espagne de Quinet est moins connu que les récits de voyage des deux auteurs cités. Les passages de Quinet concernant l’Alhambra et l’Andalousie (avec pour volonté de réconcilier les trois monothéismes) ont été réédités en France sous le titre suivant : Je sens brûler le nom d’Allah (aux éditions L’Archange Minotaure). Ce rapport entre l’Andalousie et les écrivains ne se réduit pas à la période romantique :
à l’aube du vingtième siècle, Salim Bachi a écrit un texte dans cette ville (Autoportrait avec Grenade).
(15) « Ensayo sómnambulo de visión táctil en noche de un mundo palpable. » Fuego en Castilla, « Una cinegrafía libre » de Val del Omar.
(16) Pascal Bonitzer, Peinture et cinéma. Décadrages, Paris, Editions de l’Etoile, p.59. L’essai mentionné est le suivant : Jean Paulhan, La peinture cubiste (1970), Paris, Editions Gallimard, 1990.
(17) Ibid.
(18) M. Zambrano, Notes pour une méthode, tr. de Marie Laffranque, Paris, Editions des Femmes, 2005, p. 144 .
C’est nous qui soulignons. Nous rendons hommage à la pensée vivifiante de cette grande philosophe poétesse qui nous paraît parfois dialoguer intensément avec le cinéma de Val del Omar, et qui nous a, de ce fait, beaucoup inspiré.
(19) M. Zambrano, op. cit., p. 145.
(20) Ibid.
(21) Régis Poulet est l’auteur d’une Thèse intitulée L’Orient : Généalogie d’une illusion, soutenue en 2002. Des extraits de ce travail sont publiés sous forme d’articles sur le site www.larevuedesresouces.org. Dans « La naissance d’Orient » (voir le site indiqué), il rappelle l’étymologie arabe du mot « alchimie » (d’ « al. Kimiya », le soleil) .
(22) Par contre, il faut aimer la poésie, sous une forme ou une autre, et le cinéma audacieux et sublime.


P.S.

Pour poursuivre...

Commencer par découvrir ou redécouvrir les films de Val del Omar, projetés dans de très nombreux lieux du monde entier (cinémathèques, festivals de Cannes, de Paris en 2005, Centre Pompidou...). Dès l'aube des années 60, Fuego en Castilla avait emporté un prix au festival de Cannes (section "court métrage").

La cinémathèque d’Andalousie située à Cordoue possède les copies des films ainsi qu’une bibliothèque où l’on peut consulter les ouvrages et les articles qui lui sont consacrés, elle a d’ailleurs rendu plusieurs hommages au cinéaste, en commençant par donner son nom à l’une de ses salles de projection.
Site : www.filmotecadeanalucia.com.

- Quelques publications :

- Gonzalo Sáenz de Buruaga et María José Val del Omar (dir.), Val del Omar sin fin, Grenade (Espagne), Diputación provincial de Granada / Filmoteca de Andalucía, 1992. En espagnol.
Volume dirigé et coordonné par la propre fille du cinéaste et un de ses meilleurs spécialistes, il rassemble des textes de divers auteurs, des illustrations, le recueil de poèmes Tientos de eroticas celeste et les deux premiers volets du triptyque en cassette VHS.

- Gonzalo Sáenz de Buruaga (dir.), Insula Val del Omar : visiones en su tiempo, descubrimientos actuales, Madrid, Consejo superior de investigaciones científicas / Semana de cine experimental de Madrid, 1995. En espagnol.
Plusieurs textes (de José Val del Omar, Victor Erice, Eugeni Bonet) de ces deux recueils ont été repris (nouvelles versions) et traduits en français par Marie Delporte dans le numéro 34 de la revue Trafic.
- Gonzalo Sáenz de Buruaga, Más allá del surrealismo (Au-delà du surréalisme), Amiens (France) et Huesca (Espagne), Editions Vol de Nuit, Festival du Film d’Amiens, Festival de Cine de Huesca, 2000. Bilingue espagnol et français.
- Román Gubern, Val del Omar, Cinemista, Ed. Diputación de Granada, Coll. « Los Libros de la Estrella », Grenade (Espagne), 2004. En espagnol.

Deux spécialistes des cinémas d’avant-garde le mentionnent dans leurs ouvrages :

- Amos Vogel, Film as a Subversive Art, 197... et 2005. En anglais et en français.
- Nicole Brenez, Cinémas d’avant-garde, Paris, Editions Cahiers du cinéma, 2007.

- Sites internets :

- Petite page informative avec quelques liens Internet autour du cinéaste sur les sites www.cineastes.net et www.exprmntl.net.

- Et surtout www.valdelomar.com
Contient des extraits de films : les documentaires des débuts, le triptyque « élémentaire », les films super 8 de la télévision... et de l’hommage filmique d’Eugeni Bonet (Tira tu reloj al agua, 2003-2004, Jette ta montre à l’eau).
Des collages, des photographies, ainsi qu’un grand nombre des poèmes et des textes théoriques de l’auteur. Un site magnifique, dense et très riche au niveau du contenu : de précieux documents y sont consultables. Incontournable