mardi 9 mars 2010
L'orange dans la trilogie "Le parrain"
L’orange, fruit de mauvais augure dans la trilogie du Parrain
(The Godfather, Francis Ford Coppola, 1972, 1974, 1990)
par Christophe Damour
L’accessoire métaphorique chez Coppola
Jean-Patrick Manchette analyse en ces termes une séquence d’Apocalypse Now :
« Au camp de Kurtz il y a des trucs qui brûlent et on ne sait pas ce que c’est, on voit juste des flammes qui montent de la terre, dans un coin. Il faudrait être pris de délire pour bâtir un commentaire là-dessus, il y a bien d’autres choses à commenter dans Apocalypse Now, mais disons qu’en mettant dans l’image ce signe (aisément lisible) Coppola nous fait plaisir et nous est sympathique. » (1)
Tout en considérant « cette manie des objets métaphoriques comme la marque du grand style » (2), Manchette semble en revanche ne pas prendre au sérieux l’analyse approfondie de la présence de tels objets. En effet, est-il vraiment délirant de bâtir un commentaire sur des détails ?
Peter Cowie (3) donne un exemple similaire dans une autre œuvre majeure de Coppola, Le Parrain et ses suites : la présence de l’orange. Même si, bien entendu, il y a bien d’autres choses à commenter dans la célèbre trilogie, il est intéressant de remarquer dans quelle mesure l’utilisation récurrente de ce motif, l’orange, confirme, si ce n’est le statut d’auteur du cinéaste (4), du moins la cohérence de l’œuvre, même dans ses plus infimes détails (5).
Si, dans la tradition symbolique classique, comme la plupart des fruits à nombreux pépins (6), l'orange renvoie à un signifié unique et positif qui est la fertilité, le fruit est associé chez Coppola à des thématiques plutôt négatives: la violence, le pouvoir et la trahison. Le cinéaste érige ainsi une figure de l’orange en figure de vanité et de mort qui transcende ces trois thèmes, un rapprochement qui n’est pas forcément contradictoire, car par exemple « (…) au Moyen Age la mort était (…) rarement associée à des images d’horreur et de peur (…) ». (7)
Outre le fait de concourir à l’authenticité du milieu culturel dans lequel est censée se dérouler l'histoire (l'ethnie sicilo-américaine), en participant, au même titre que d'autres produits typiques tels le vin, l’huile d’olive ou les pâtes, au rendu d'un certain exotisme, l'orange apparaît tout d'abord en tant que symbole des origines. Le premier pilier thématique du Parrain est en effet incontestablement celui des racines, de la terre originelle: la Sicile, où tout commence et tout finit. La saga de la dynastie Corleone débute en Sicile avec le départ forcé du jeune Vito Corleone, pour se clore sur le même sol avec la mort de son fils Michael Corleone (Al Pacino). La présence de l'orange sicilienne aux Etats-Unis est comme une réminiscence de cette terre qui manque à ses originaires, mais une réminiscence macabre.
L'orange ou la réminiscence de la mort
Entre le point de départ et d’achèvement de la trilogie, la Sicile aura été associée à plus d'un titre au sang en tant que lien familial et identité ethnique mais également au sang versé et à la mort violente en étant le terrain de nombreuses exécutions : triple assassinat originel du père, du frère aîné, puis de la mère du jeune Vito Corleone et la vengeance de celui-ci, meurtre de la première épouse de Michael et de sa fille dans des attentats dont il était à chaque fois la cible. C’est surtout cette Sicile de violence originelle que l’orange évoque, comme la marque indélébile que Michael porte déjà sur le visage (8).
Fruit d’une terre originelle qui insuffle à ses enfants les principes du rite initiatique meurtrier (Michael, comme son père avant lui, devant supprimer ses ennemis pour pouvoir préserver ses intérêts) et de la vengeance (les récurrents règlements de comptes opérés par Michael Corleone), l’orange est une figure de violence, contrairement à la poire, symbole de douceur, que le jeune Vito (Robert de Niro) offre tendrement à sa jeune épouse dans Le Parrain 2.
L’orange est également l’emblème du déterminisme, pilier thématique de la trilogie - sur lequel Coppola insiste lourdement dans Le Parrain 2 -, et indirectement de la famille, ce qui permet par là de rejoindre le traditionnel symbole de la fertilité.
L’orange est en outre, à plusieurs reprises et chez des personnages différents, utilisée, sinon comme un fétiche, assurément comme un attribut concret d’exercice du pouvoir.
L’orange attribut du pouvoir
Dans Le Parrain 2, Don Fanucci (Gaston Moschin), le Parrain que le jeune Vito Corleone supprimera avant de commencer son ascension dans le Milieu, est tout de blanc vêtu, avec son chapeau-couronne et sa veste posée sur ses épaules tel un manteau royal. Déambulant avec arrogance dans les rues de New York, il se sert gratuitement à divers étalages (9), se saisit d’une orange qu’il fait sauter dans sa main droite, avant de prendre le fruit dans son autre main, afin de permettre à un passant-vassal, en lui tendant négligemment le dos de sa main droite, d'y déposer le traditionnel et mafieux baiser d'allégeance. L’orange, dans cette panoplie du monarque de la ville, a incontestablement valeur de sceptre.
A la fin du même film, Michael Corleone, tenant conseil avec ses hommes de confiance, son demi-frère et avocat Tom Hagen (Robert Duvall) et ses gardes du corps Rocko et Neri, s’empare d’une orange, se met à en peler une partie et commence à la manger. Michael est en train d’ordonner la mort de ses ennemis en mangeant cette orange, qu’il tient également comme un sceptre, symbolisant sa puissance, sa maîtrise de soi et sa détermination quant à l’exécution des traîtres.
Dans Le Parrain 3, c’est au tour de Vincent (Andy Garcia) de faire rouler une orange dans une de ses mains puis dans les deux, avant de la respirer comme son grand-père Vito (Marlon Brando) respirait la rose accrochée à son veston dans Le Parrain. A ce moment en Sicile, Vincent apparaît pour la première fois comme le véritable dauphin de Michael. D’un naturel nerveux et sanguin au début du film, il est maintenant plus posé et est passé du stade de simple voyou de service à un statut plus important, si bien qu’il a le droit maintenant de s’exprimer et de donner son avis en public. L’orange dans ses mains est bel et bien, à ce moment-là, le symbole d’un pouvoir qui est déjà passé dans ses mains, et que le vieux et malade Michael (Pacino), n’étant plus dans le coup depuis fort longtemps, ne tardera pas à officialiser.
En tant que symbole du pouvoir, et incidemment du pouvoir de donner la mort, l’orange représente donc indirectement la mort. Mais elle ne fait pas que simplement la représenter. Dans Le Parrain 2, Don Fannucci se fait tuer peu de temps après avoir manipulé une orange, comme si celle-ci annonçait la violence à suivre. Elle est donc dans ce cas à la fois sceptre et élément d’annonce du danger mortel. Et dans Le Parrain, Vito est abattu alors qu’il venait d’acheter des oranges chez un épicier (10).
Figure complexe et polysigne, l’orange est affublée d’un pouvoir annonciateur de la mort.
Memento mori (souviens-toi que tu vas mourir)
Dans la tradition picturale de la vanité (Claesz, Le Caravage), les natures mortes proposent une méditation sur la mort et le caractère éphémère des biens terrestres (richesses, mais également pouvoir, beauté ou savoir). Peintes derrière des portraits, elles « anticipent, en tant que symboles, de la ‘mors absconditus’, c’est-à-dire de la putrescibilité qui est attribuée à l’homme, sur l’état futur des personnes portraitées au recto » (11).
Dans Le Parrain, l'orange acquiert cette fonction prémonitoire qui rappelle l’inévitable mort du corps, mais surtout elle prédit l'imminence de sa survenance (12), Coppola semblant transposer cinématographiquement ce processus, l'inscription au recto d'un portrait étant remplacée par la présence du motif dans le plan (13).
Ce pouvoir de mauvais augure lié au fruit se retrouve également dans la Bible, où la corbeille de fruits observée par le prophète est qualifiée d’annonciation de la fin par Dieu (14).
Coppola introduit clairement dans son film la métaphore picturale de la corbeille de fruits en tant que vanité, mais en y apportant deux petites innovations personnelles: il distingue l'orange des autres fruits qui composent la corbeille, notamment en la mettant bien en évidence à son sommet, transférant à ce seul fruit la valeur de vanité conférée habituellement à l'ensemble de la corbeille. Et il y ajoute le mouvement : l'orange est rarement fixe, toujours manipulée par la main de l'homme ou mue par les forces naturelles de l’apesanteur.
L’utilisation la plus évidente de cette allusion picturale ou biblique est la présence de corbeilles regorgeant de fruits sur la table lors des différentes réunions des patrons de la pègre : lors de la rencontre des chefs des cinq grandes familles de New York dans Le Parrain, la réunion de puissants hommes d’affaires mafieux autour du Président cubain à La Havane dans Le Parrain 2 ou lors de la dernière réunion d’un Michael qui veut régler ses dettes avec ses anciens et peu recommandables associés dans Le Parrain 3. Autant de symboles de la vanité d’hommes qui donnent la mort mais qui, a tout moment, peuvent la recevoir, en raison de la vie qu’ils ont choisi de mener, une vie sans cesse menacée par la trahison.
L'orange, annonce de la trahison
La présence de l’orange permet également de désigner celui qui va trahir. Dès Le Parrain, on aperçoit Tessio (Abe Vigoda), le futur traître, se saisir d’une orange lors de la réception en l’honneur du mariage de la fille du Don. Plus tard dans le film, ce sera une orange trônant au sommet d’une corbeille de fruits qui désignera Don Barzini (Richard Conte) comme le commanditaire principal du complot contre les Corleone. Dans Le Parrain 2, la présence de l'orange est pour la première fois évoquée dans les dialogues (si ce n'est par Vito, dans la première partie, désignant à haute voix des oranges à un épicier) : le garde du corps de Michael, une orange à la main, introduit dans le bureau de son patron Johnny Holla (qui est l’émissaire du traître, mais ni le spectateur ni les personnages ne le savent à ce moment du film). Lorsque Michael lui demande ce qu’il tient dans la main, Johnny répond : « une orange de Miami » ; puis sans plus s’attarder sur cette apparente digression, ils reprennent le cours normal de leur conversation. Lorsque l’on apprend juste après que Miami correspond au lieu de résidence du traître Hyman Roth (Lee Strasberg), subtilement appelé « notre ami de Miami », l’orange acquiert rétrospectivement une incontestable valeur prémonitoire.
De la même manière, Coppola attirera l'attention du spectateur sur une autre orange, non plus par le moyen du dialogue mais par celui du cadrage, lorsque, dans Le Parrain 3, il fait un gros plan sur une orange s’échappant d’un panier de fruits et roulant sur la table, cet élément informant à deux niveaux différents l’imminent attentat: le premier est que l’orange tombe parce qu’un hélicoptère se rapproche, ce qui a pour conséquence de faire trembler le bâtiment ( l’orange avertit) ; le deuxième niveau, plus symbolique, est aussi le plus important, parce que, par le choix du motif et celui du cadrage, l’orange ne se contente plus d’avertir, elle dénonce (la traîtrise de Joey Zazza alias Joe Mantegna).
Enfin, l’orange est associée à la mort des deux Parrains : d’abord dans Le Parrain, où le vieux Don Corleone meurt peu après s’être introduit une peau d’orange dans la bouche, comme si celle-ci l’avait empoisonné ou asphyxié. Et à la fin du Parrain 3, lorsque le vieux Michael meurt, il s’écroule de sa chaise, allant ainsi rejoindre sur le sol sicilien ce qu’il avait à la main et qu’il venait tout juste de laisser tomber par terre : une orange.
Christophe Damour
NOTES
(1) Les Yeux de la Momie. Chroniques de cinéma, Paris, Rivages, 1997.
(2) Pour reprendre la formule de Laurent Jullier à l’égard de Manchette (L’analyse de séquences, Paris, Nathan Cinéma, 2002, p. 115).
(3) Peter Cowie, The Godfather Book, London, Faber and Faber, 1997.
(4) A propos d’Alfred Hitchcock : « Voilà donc un mec qui pousse la maîtrise de l’image jusqu’à mettre du sens dans ce qui, dans l’image, a toutes les chances de demeurer inaperçu. Voilà un auteur » Jean-Patrick Manchette, op. cit.
(5) Pour une analyse mettant en avant l’origine et la nature des diverses répétitions dans l’utilisation de certains accessoires (intention du réalisateur, hasard, trouvaille de l’acteur, etc.), lire Alexandre Magin, « des oranges… et un âne », in Francis Ford Coppola et la mise en scène trilogique, mémoire de maîtrise, université Paris 1, 2003.
(6) Jean Chevalier, Alain Gheerbrant, Dictionnaire des Symboles, Paris, Robert Laffont/Jupiter, coll. Bouquins, 1996.
(7) Norbert Schneider, Les Natures mortes : réalité et symbolique des choses : la peinture de natures mortes à la naissance des temps modernes, Taschen, 1999, p. 78.
(8) Dans le documentaire sur le tournage du Parrain (« A look inside », Jeff Werner, 1991), Coppola raconte qu’il recherchait pour le rôle de Michael un acteur qui porte la « marque de la Sicile sur le visage », en d’autres termes un physique très typé méditerranéen ; c’est pourquoi il a préféré le brun Al Pacino au blond Ryan O’Neal.
(9) Un privilège qui est un attribut de son autorité sur les petits marchands du coin ; plus tard, une fois Vito devenu à son tour le caïd du quartier, le marchand lui offrira de ne pas payer ses oranges.
(10) Le roman de Puzzo parlait déjà de « pêches juteuses et d’oranges » (éd. Robert Laffont, p. 93).
Dans Forever Young (Steve Miner, 1992) après que la fiancée de Mel Gibson se soit fait renverser par une voiture, elle est allongée sur le bitume au milieu d’oranges.
(11) Norbert Schneider, op.cit., p. 77.
(12) Ainsi dans Bonnie and Clyde (Arthur Penn, 1967), Bonnie (Faye Dunaway) croque dans une poire juste avant que le couple ne se fasse fusiller.
(13) D’autres motifs font référence aux vanités picturales, comme la tête coupée du cheval dans Le Parrain, qui peut renvoyer aux peintures de têtes coupées de saints (Saint-Jean Baptiste, Sainte Catherine d’Alexandrie, etc.)
(14) « Voici ce que me fit voir le Seigneur, mon DIEU : c'était une corbeille de fruits de fin d'été. Il dit : " Que vois-tu, Amos ? " Je dis : " Une corbeille de fruits de fin d'été. " Le SEIGNEUR me dit : " La fin est arrivée pour Israël, mon peuple (…)" » La Bible ; Amos 8, 1.
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