mardi 31 janvier 2012

CYCLE DE FILMS D'AMERIQUE LATINE


ÉCLATS ET SOUBRESAUTS D’AMÉRIQUE LATINE

PROGRAMMATION DES FILMS PAR OLIVIER HADOUCHI
(Historien de cinéma) A L'OCCASION DE L'EXPOSITION FOTO/GRÁFICA AU BAL

Les séances ont lieu au Cinéma des cinéastes tous les samedis matin à 11h.
" Un cinéma qui se fait complice du sous- développement est un sous-cinéma ", proclamait l’Argentin Fernando Birri dès 1962.
Les meilleurs cinéastes latino-américains des années soixante et soixante-dix furent souvent les plus engagés dans les combats politiques de leur temps pour la libération et pour le changement social,voire révolutionnaire.
" Il faut découvrir, il faut inventer "écrivaient Fernando Solanas et Octavio Getino en 1969, dans leur manifeste "Vers un troisième cinéma". Ce texte essentiel dialoguait avec le Che, Fanon, Godard, Marker, la pensée émancipatrice en Amérique latine, et le groupe Newsreel aux États-Unis. Plusieurs autres grands cinéastes latino-américains sont aussi auteurs de textes théoriques et de manifestes, citons ceux de Fernando Birri (Argentine), de Glauber Rocha (Brésil), de Julio García Espinosa (Cuba) et Jorge Sanjinés (Bolivie).
Ce panorama, en écho à l’exposition du BAL, FOTO/GRÁFICA, accorde une attention particulière à ces films de rupture, ces oeuvres parfois fragiles, imprégnées d’intensité, d’urgence et d’inventivité.
Ces travaux d’avant-garde ont d’abord suscité rejets et censures (Basta d’Ugo Ulive, L’Heure des brasiers de Solanas, Coffea Arábiga de Nicolás Guillén Landrián...), avant d’être reconnus comme des oeuvres phares.
Plus on approche l’époque contemporaine, plus on sent la marque de l’exil dans un contexte de répression et d’érosion du modèle révolutionnaire. Le regard des cinéastes a évolué, certes, mais il demeure toujours attentif aux questions sociales (La virgen Lupita d’Ivonne Fuentes) et culturelles (Carnavales en Potosí de Gabriela Zamorano). Si l’heure n’est plus à la révolution et à la guérilla, il s’agit pour ces cinéastes de préserver la mémoire de ces luttes et des terribles répressions des années soixante-dix (Rue Santa Fe de Carmen Castillo, Granada de Graciela Taquini) et de contribuer à la réinvention, à la vitalité du cinéma et d’un monde en mutation.
Olivier Hadouchi



La programmation s'articule en sept programmes :

01 LE VISAGE DE LA JUSTICE

Juizo (Behave), Maria Ramos, 90’-2007-Brésil

Documentaire hybride sur la justice au Brésil, Juizo (Behave) révèle les coulisses d’un système impuissant face à une jeunesse abandonnée. Le film enregistre une série d’auditions, conduites par une femme juge. On y entend le récit de crimes dont se sont rendus coupables de jeunes délinquants filmés de dos. « Lorsque j’ai décidé de faire Juizo, dit-elle, je me suis retrouvée devant des obligations légales interdisant de dévoiler l’identité des mineurs, je me suis imposé un défi : comment faire un film sans montrer ces visages ? La solution fut de remplacer les personnages réels par des jeunes
vivant dans les mêmes conditions sociales marginales et violentes, et qui pourraient facilement se retrouver dans une situation identique. » Maria Ramos réalise un portrait à la fois incisif et délicat d’individus broyés dont la caméra a croisé l’existence.

samedi 17 mars - 11h, séance présentée par Renato Guimarães

02 L'HISTOIRE, CAMÉRA A L’ÉPAULE

La première charge à la machette (La primera carga al machete), M. O. Gómez, 85’-1969-Cuba
Film présenté par Emmanuel Vincenot.
Au départ, il s’agit de célébrer le centenaire du déclenchement des luttes d’indépendance cubaines (en 1868), mais le cinéaste choisit d’emblée un parti pris audacieux et novateur dans la lignée de Culloden de Watkins : tourner, comme un reportage, caméra à l’épaule, un film de reconstitution historique. La première charge à la machette nous plonge au coeur de ces luttes, comme si nous en étions les contemporains. La texture de l’image se rapproche des photographies de la fin du XIXe siècle et le travail audacieux du chef opérateur (Jorge Herrera) continue de susciter notre admiration de spectateur contemporain.

Samedi 24 mars – 11h



03 L'AMÉRIQUE LATINE A L'HEURE DES BRASIERS

Revolución, Jorge
Sanjinés, 9’-1963-Bolivie

Seul ou avec le groupe Ukamau dont il est un des fondateurs, Jorge Sanjinés est l’auteur d’une oeuvre proche du documentaire qui a su s’enrichir sans cesse et se renouveler au fil des ans (Le courage du peuple, L’ennemi principal, La nation clandestine) en privilégiant un point de vue pluriel, proche des communautés andines. Son travail témoigne en effet d’un intérêt constant pour les questions liées à l’identité (populations d’origine indienne longtemps discriminées dans leur propre pays) et à la lutte pour les droits (culturels, politiques). Pour toucher la majorité de la population bolivienne, pas toujours à l’aise en espagnol, Sanjinés tourne souvent ses films en quechua ou aymara, les deux principales langues du pays.

" L’heure des brasiers (La hora de los hornos)",
Fernando Solanas et Octavio Getino, Première partie : 90’-1968-Argentine

Tourné et diffusé clandestinement dans l’Argentine de la deuxième moitié des années soixante, "L’heure des brasiers" est très vite devenu un film culte dans son pays puis à l’étranger. Avec son style pamphlétaire, son cheminement proche du traité ou de l’essai, il constitue l’une des grandes références du documentaire militant ou engagé. Nous diffuserons la première partie de ce film (1 h 30), qui en comporte trois (durée totale : 4 h 20).
Fernando Solanas (Argentine) est autant l’aise dans le documentaire (L’heure des brasiers, Mémoire d’un saccage, La dignidad de los nadies) que dans la fiction (Les fils de Fierro, L’exil
de Gardel, Sud...). Durant la dictature argentine, de 1976 à 1983, il a vécu en exil en France, jusqu’au retour de la démocratie dans son pays.


Samedi 4 février – 11h, en présence de Fernando Solanas, réalisateur de L'Heure des brasiers (sous réserve) et de Kantuta Quirós et Aliocha Imhoff / Le peuple qui manque. Cette séance s'inscrit dans le cadre de l'hommage rendu au réalisateur lors du festival Est-ce
ainsi ? au cinéma L'Ecran de Saint-Denis, du 1er au 7 février 2012 - http://www.estceainsi.fr/
Samedi 31 mars – 11h, séance présentée par Kantuta
Quirós et Aliocha Imhoff / Le peuple qui manque

04 SUBVERSION(S) ET SURSAUTS



Basta, Ugo Ulive, 21’-1970 -Venezuela

Inédit en France, Basta est un chef d’oeuvre méconnu, digne de figurer dans l’anthologie d’Amos Vogel, Film as a Subversive Art. Le film nous confronte à un univers angoissant et cauchemardesque (asile psychiatrique, autopsie dans une morgue, ville dénaturée par la publicité agressive), entrecoupé d’images de guérilla.

Ugo Ulive est un grand metteur en scène de théâtre, il a aussi tourné des films en Uruguay (son pays d’origine) tels que Como el Uruguay no hay en 1960 (considéré comme la « première satire politique en Amérique latine »), à Cuba (Crónica cubana, 1963) et au Venezuela (Caracas dos o tres cosas, Diamantes, TO3).

Now, Santiago Álvarez, 5’ - 1965 - Cuba

Souvent décrit comme l’un des premiers vidéo-clips, ce court-métrage incendiaire de Santiago Álvarez est uniquement constitué de photographies et de bouts de séquences d’actualité. Tout le génie du montage apparaît dès les premières secondes, dans la manière de lier les images au rythme de la chanson de Lena Horne.

Santiago Álvarez (Cuba) a dirigé les actualités cubaines pendant de nombreuses années. Godard lui a rendu hommage en lui dédiant le deuxième volet de ses Histoire(s) du cinéma.

Me gustan los estudiantes, Mario Handler, 6’ - 1968 - Uruguay

Dans ce court métrage, Mario Handler alterne des scènes montrant la visite officielle du président des États-Unis (Lyndon Johnson) en Uruguay, avec des scènes de violentes altercations entre les manifestants étudiants et la police. Un classique du film militant : la
projection du film en 1968 à Montevideo a déclenché une émeute, peu de temps avant le « Mai français ».
Mario Handler (Uruguay) est l’un des pionniers du cinéma critique et engagé en Uruguay et ses premiers films (Carlos, le portrait d’un clochard, Liber Arce Liberarse) l’ont progressivement rendu suspect auprès des autorités puis contraint à l’exil. Rentré en Uruguay, il tourne encore aujourd’hui.

En un barrio Viejo, Nicolás Guillén Landrián, 9’, 1963
Los del baile, Nicolás Guillén Landrián, 6’, 1965
Coffea Arábiga, Nicolás Guillén Landrián, 18’, 1968
Desde La Habana 1969, Nicolás Guillén Landrián, 18’-1971 - Cuba

« J’ai voulu faire un cinéma très subjectif, très personnel et très expérimental » confiait Nicolás Guillén Landrián. Depuis sa disparition en 2003 son oeuvre acquiert enfin la place qu’elle mérite. Nous présenterons plusieurs courts-métrages de différentes époques, représentatifs d’un artiste en perpétuelle recherche formelle.
Nicolás Guillén Landrián (Cuba) est sans doute l’un des documentaristes cubains les plus doués et les plus inventifs de sa génération. Son audace et son indépendance d’esprit lui valurent d’être arrêté puis« rééduqué » à plusieurs reprises. Plusieurs de ses films ont été perdus ou détruits. À la fin des années 1980, il est enfin autorisé à s’exiler.

Samedi 18 février – 11h

Samedi 7 avril – 11h, en présence de Mario Handler, réalisateur de Me gustan los estudiantes

05 REGARDS DÉCALÉS, VISIONS DÉCENTRÉES


Image extraite de "Granada" de Graciela Taquini

Carnavales en Potosí, Gabriela Zamorano, 8’ - 2007 - Mexique
La Virgen Lupita, Ivonne Fuentes, 10’ - 2000 - Mexique
Granada, Graciela Taquini, 4’ - 2005 - Argentine

Films présentés par Angélica Cuevas Portilla. La cinéaste mexicaine Gabriela Zamarano a rapporté des images insolites d’un carnaval en Bolivie, syncrétique célébration indigène catholique dans les hautes terres boliviennes. Quant à la « Vierge Lupita » d’Ivonne Fuentes, elle vit dans une tente en pleine rue, sans renoncer à son goût pour les bijoux et le maquillage. Enfin, l’artiste argentine Graciela Taquini filme le récit d’une militante politique, arrêtée et torturée en 1978 durant la dictature : une expérience frontale de récupération de la mémoire.



Oiga Vea, Luis Ospina, 27’ - 1971 - Colombie
Agarrando Pueblo, Carlos Mayolo et Luis Ospina, 28’ - 1977 - Colombie

Films présentés par Angélica Mateus Mora. Volontiers
ironique et décalé, Oiga Vea documente la tenue des Jeux panaméricains à Cali (Colombie), tout en restant attentif aux détails insolites et au contexte social autour de l’événement. Dans le très corrosif Agarrando Pueblo, les deux cinéastes tournent en dérision ce qu’ils nomment la « porno-miseria », ces « documentaires » à destination du public européen, souvent mis en scène, jouant sur l’exotisme de la misère.

Samedi 25 février – 11h, séance présentée par Angélica Mateus Mora et Angélica Cuevas Portilla





06 CUBA : LA CAMÉRA VIRTUOSE

Soy Cuba, Mikhaïl Kalatozov, 2 h 20 - 1964 - Cuba /URSS
Coproduction cubano-soviétique, Soy Cuba témoigne d’une réelle fascination pour un pays tropical et métissé où Kalatozov s’immerge avec sensualité et frénésie. Il dirige sa symphonie visuelle comme un chorégraphe au regard mobile, adoptant de multiples points de vue, telle la vision enfiévrée d’un paysan exproprié, d’une danseuse entourée de vapeurs éthyliques ou d’un homme qui tombe du haut d’un immeuble ; sa caméra virtuose ne cesse de pétrir Cuba comme une matière vivante. Ce film flamboyant, redécouvert il y a moins de vingt ans par Martin Scorsese, a donné lieu à un documentaire, Soy Cuba, Le mammouth sibérien (Brésil, 2005), preuve que la magie continue d’opérer.
Mikhaïl Kalatozov, cinéaste soviétique, remporte la palme d’or au Festival de Cannes en 1958 pour Quand passent les cigognes, tourné avec un chef opérateur virtuose, Sergueï Urussevski. Tous deux participèrent ensuite à Soy Cuba, construit à partir d’un scénario coécrit par un Soviétique et un Cubain.














Samedi 3 mars – 11h

07 CHILI, UNE MÉMOIRE A VIF
Rue Santa Fe, Carmen
Castillo, 100’ - 2007 - France

Avec Rue Santa Fe, Carmen Castillo part à la recherche de son passé, après des décennies vécues loin de son pays d’origine, le Chili. Elle décide de retourner sur le lieu même où sa vie a basculé. En 1974 à Santiago du Chili, son mari, un dirigeant du MIR (extrême gauche
chilienne) est assassiné par les forces répressives de Pinochet, tandis qu’enceinte et grièvement blessée, Carmen Castillo parvient à se sauver in extremis. Le parcours labyrinthique et poétique d’une mémoire à vif.
Carmen Castillo (Chili), ancienne militante d’un groupe de la gauche radicale chilienne, exilée en France depuis le milieu des années soixante-dix, est l’auteur de plusieurs documentaires remarqués. Dans La Flaca Alejandra et dans Rue Santa Fe, elle confronte son expérience personnelle, celle de toute une génération, avec la mémoire tourmentée d’un pays.

Samedi 10 mars – 11h



Les séances ont lieu au Cinéma des cinéastes tous les samedis matin à 11h.

jeudi 21 avril 2011

Un cinéaste dans la chair et les débris du monde.


Entretien avec Christophe Karabache par Olivier Hadouchi, effectué à Paris en avril 2011.



Olivier Hadouchi:- Peux-tu revenir sur tes premiers pas de cinéaste ? Comment as-tu commencé ?
Christophe Karabache : - La guerre, le chaos, divers événements de ma vie sont à l'origine de mon choix de faire du cinéma. Je suis né, j'ai passé mon enfance et ma jeunesse au Liban, et j'ai tourné mes premières images - en tourné-monté - avec une caméra VHS à l'âge de 18 ans.
Une fois arrivé à Paris, j'ai acheté une vieille caméra Super 8 aux enchères et j'ai réalisé mon premier film Sarcophage en 2001, un court-métrage surréaliste et silencieux. On peut dire que c'est un film-taureau, car on y trouve beaucoup d'idées qui vont réapparaître et qui seront développées ensuite, dans mes autres films : images tournées dans des abattoirs, les ruines de la guerre, l'errance dans le désert, l'être perdu dans le vide, l'attaque corrosive contre les religions, etc. Après, j'ai pris contact avec l'atelier de l'Etna, rencontré par hasard, et j'ai commencé à faire des films en 16mm avec une caméra mythique, la Bolex, et à les monter sur des grosses tables traditionnelles de montage. Ainsi, de l'année 2003 à 2005, mes films étaient influencés par le Lettrisme et le Situationnisme, je pratiquais le détournement, recyclait des images d'archives de la guerre du Liban (des années 70 et 80), des reportages de la guerre en Irak, des pellicules périmées, des bandes pornographiques, des journaux et des débats télévisés. Bref, on peut parler de films conçus dans une logique pamphlétaire critiquant la société de consommation, les systèmes falsifiés des institutions sociales et culturelles, tout en contestant les pouvoirs répressifs. Mais je me questionnais déjà sur le désarroi de l'identité libanaise.

O. H. : - A l'époque, tu te situes dans le champ du cinéma expérimental ou d'avant-garde n'est-ce pas ?
C. K. : - Fin 2005, j'ai pris conscience de l'inefficacité du cinéma expérimental, car pour moi il était assez exotique, formaliste et petit-bourgeois. J'ai compris qu'il fallait rompre avec l'avant-garde et qu'il fallait changer de forme et de visée. L'avant-garde et le cinéma militant discursif dogmatisent, renferment et marginalisent, or j’aimerais m’adresser à un public plus large. J'essaie de le faire sans compromis, tout en préservant ma liberté. C'est un vrai défi. D'où le choix de travailler avec des amis (comme producteurs et équipe technique et quelque fois avec les mêmes acteurs).
Depuis 2006, je fais des documentaires et des fictions en vidéo, un support simple et léger qui me convient et qui ne coûte pas cher. Je ne fais preuve d'aucun fétichisme à propos des supports filmiques : la vidéo correspond à ma manière de réaliser, mais pour l'instant je reste anti-HD (Haute Définition), car je trouve que le rendu est trop lisse, trop précis, trop plat, et j'aime travailler et pétrir une matière brute.




O.H. : - On dirait qu'avec chaque film, tu aimes essayer de nouvelles choses, sans avoir peur de changer de style.
C. K. : - Le style de mes films est volontairement impur et hétérogène. D'ailleurs, je filme en toute liberté, en toute indépendance, contre les dogmes esthétiques et politiques. Tous mes films sont tournés rapidement, de l'écriture du scénario (quand il existe) jusqu'au montage, cela va toujours très vite. J'aime prendre des risques (à la fois physiques et sur le plan des idées), le tournage prend uniquement quelques jours, j'effectue peu de répétitions avec les acteurs. Ce n'est pas juste une question économique, il s'agit avant tout d'une méthode de travail qui me convient. En général, je préserve une certaine spontanéité et je n'aime pas patienter, un film me pèse lourd, quand je commence, je dois rapidement le terminer pour passer à un autre projet et enchaîner. La plupart du temps je ne tourne qu'une seule prise, car c'est la captation de l'instant qui m'intéresse. Et j'aime filmer frontalement les choses et les corps, sans effets esthétisants gratuits, ni enjolivements. Je fragmente l'ensemble et je recompose à partir de cette fragmentation. Ainsi, je lance un regard cru sans compassion, en évitant les explications psychologiques ou philosophiques. Et je me souviens d'une leçon de Luis Buñuel : " Si l'idée du plan est juste, l'essentiel passera ". Je dois dire que je n'aime pas trop la perfection. On peut faire des films techniquement "médiocres" mais qui vibrent la vie. Les bons films sont ceux qui sèment le trouble et qui brisent les lois des institutions, tu ne crois pas ? Je casse pour recomposer un nouveau monde. Le cinéma doit détruire pour créer.

O. H. : – Donc, tu assumes cette variété de style et de thématique. Quelles sont les questions qui t’intéressent ?
C. K. : – Effectivement les thématiques que j’aborde sont variées. On peut évoquer plusieurs choses comme les passions et les crises au sein des couples. Le rapport à la domination, politique, sexuelle, la domination personnelle et collective. Le lien entre l’individu et le pouvoir associé à l'argent. La présence du politique dans l'intimité de chacun. La vie quotidienne des Libanais de l'après-guerre et leurs traumatismes, physiques et mentaux. Les corps qui survivent dans les débris et la crasse du monde. Je remarque que je dépeins souvent un quotidien où l'absurdité cohabite avec un fascisme et banal quotidien, sans oublier de rendre compte de la part d’insolite et d’étrangeté du réel. Comment la haine peut contaminer d’autres passions ? Dans mes films, une grande importance est accordée au désir, mais il s’agit d’un désir inaccompli, souvent frustré. Mes personnages sont des marginaux, des ratés sans idéaux, dérangeants et sulfureux. Ils se confondent dans une sorte d’hystérie qui célèbre une certaine horreur du monde, où même l'amour peut incarner une forme de répression sociale.
Au final, malgré les changements de style ou de thématiques, il y a de nombreuses passerelles entre mes films car tout est conçu dans la logique du corps. Que l’on se retrouve dans des espaces larges et éclatés ou – de façon paradoxale – dans des huis-clos oppressants, on est en présence de chairs qui vibrent, entre pudeur et impudeur, dépense et panique, tendresse et cruauté.




O. H. : - Est-ce que tu considères que tes films tournés au Liban sont à part dans ta filmographie ?
C. K. : – En fait, je préfère la saisie immédiate et sauvage des corps, même s'il y a des accidents de création, des mouvements aléatoires, nerveux ou aberrants, quelquefois, car cette perception violente traduit ce que je ressens, elle montre mon point de vue, exprime ma rage et ma pensée, et je laisse donc ces rafales de hasard surgir dans le film. Dans Beirut Kamikaze, le cadre tremble, le montage bouscule en préservant les ratés entre les prises. Je choisis toujours ma méthode de filmage en fonction de la situation dans laquelle je me trouve. La plupart du temps pendant mes tournages au Liban, où règne une grande tension, des personnes mettaient la main sur le cadre ou tentaient de saisir ma caméra pour m’empêcher de tourner, elles mettaient la main pour interrompre mes tournages et j'ai été interpellé maintes fois par les gendarmes. Si le réel me provoque, je le provoque à mon tour. Ma réaction est normale. Au cinéaste critique du monde de réagir par une démarche radicale, brute et presque animale.
La plupart de mes films tournés au Liban sont très découpés, hachés même, tandis mes fictions réalisées en France sont composées de plans longs, fixes ou en mouvements, assez rigides, conçus comme des blocs. L'enfermement de mes personnages dans des huis-clos ou dans des endroits restreints et étouffants provient de mon expérience personnelle. Durant la guerre, on se réfugiait dans des abris pour tenter d’échapper aux bombardements. Mais dans les deux cas (du Liban et de la France), je crois que la vision est la même au fond, étant donné qu’on y retrouve la même tension, la même pulsion, et du côté du montage, même si le rythme diffère, nous sommes dans une logique à peu près similaire car je refuse les raccords harmoniques, continus et fluides. Comme dans la vie, dans la mienne au moins, il n'y a pas d'harmonie, d’où le basculement rude et constant d’un plan à l’autre.

O.H. :- Penses-tu que la situation a évolué entre Mondanités, Zone Frontalière et Beirut Kamikaze ?

C.K.: - Mondanités date de 2005, d’une période de troubles, d’attentats contre des hommes politiques et des journalistes depuis l’explosion de la voiture de Rafic Hariri, ancien premier ministre libanais.
Zone Frontalière a été terminé en 2007, après la guerre de l’été 2006 (quand l’armée de Tsahal a bombardé le pays).
Beirut Kamikaze est plus récent, je l’ai tourné en 2010 dans le but de faire une synthèse des événements de 2005 à 2010, des crises politiques aux manifestations violentes. Un dialogue que l’on entend dans le film entre les jeunes garçons reflète bien la situation actuelle, je trouve. Le voici : "Que peut-on faire dans ce pays de merde?", " – Tu peux nager si tu veux" !
C’est un film désespéré sur l’état de la jeunesse, il montre leurs obsessions, leurs frustrations. Le Liban au présent est un pays imprégné de sectarisme, où la frime côtoie les idées conservatrices et les slogans nationalistes.
Pour moi la guerre du Liban n'est pas finie, elle est en suspens. Car les structures qui ont mené le pays à la ruine sont toujours en place, les systèmes et les dirigeants politiques sont dans la même logique. Complètement manipulé, le peuple a le cerveau lavé, il est soumis à ses chefs. Il faudrait un renversement radical susceptible de bouleverser les valeurs traditionnelles les plus profondément ancrées dans la société.




O. H. : - Quelle est la réception de tes films au Liban et ailleurs ?
C.K. : – La censure est omniprésente. En 2002, j’ai été interpellé à l'aéroport de Beyrouth et placé en garde à vue dans une cellule pendant 24 heures, comme un délinquant, uniquement parce que j’avais montré une image négative de l'institution militaire dans mon premier essai en 16mm. Il faut savoir qu’il y a un tabou fort au Liban concernant à la fois la nation, le soldat, les idées patriotiques et surtout le tabou des religions. La censure ne tolère rien sur ces sujets, même si l'on a recours à une stratégie cinématographique suggestive et indirecte, ils coupent ! Par contre, ils sont de plus en plus ouverts à la représentation de la sexualité et à la critique des hommes politiques. Mais là encore, ça dépend qui et comment les choses sont montrées. Côté public libanais, les réactions sont variées : les spectateurs issus de la bourgeoisie trouvent que ce je fais est dégoûtant et grossier. Les spectateurs cinéphiles, cinéastes et étudiants sont souvent heurtés par mes choix formels et les techniques utilisées : le mélange des caméras d’un plan à l’autre alors qu’on est dans la même scène dramatique, le léger flou qui gomme la vision, les bourdonnements désagréables au son qui est pas mal de fois dégradé, etc. Ces réactions me font rire et montrent bien l’esprit de formatage bien-pensant autour du cinéma, à l'échelle mondiale. Les spectateurs non cinéphiles et issus des milieux populaires me trouvent agressif et dur. Finalement ce sont leurs commentaires que je préfère, car même s’ils sont choqués, je considère que leurs réactions sont sincères et innocentes, loin des commentaires arrogants et hypocrites des bourgeois. Mais cette classification sociale à propos de la réception de mes films n’est valable uniquement pour le Liban, je rencontre les mêmes types de réactions dans les festivals internationaux, même – et surtout – en France !




O. H. : - Cette réception, parfois tumultueuse, t'encourage tout de même à continuer ?
C. K. : - Il faut sans cesse provoquer le spectateur pour remuer sa conscience, sans avoir peur de le déranger, afin de l’aider si possible à voir les choses plus clairement. En espérant susciter des réactions face au sujet filmé. Tout comme Rainer Werner Fassbinder, je n’ai pas de cause ni d’idéologie à défendre, je tire sur tout le monde. Dans un climat hystérique, ultra-sensible proche de l'hystérie où la technique de harcèlement atteint un paroxysme morbide, où l’escalade de la répression dévore l’individu, viole son intimité, l'enferme dans une crise identitaire très dangereuse, il me semble crucial d’agir avec des films féroces et virulents afin de briser le régime confessionnel et de résister à la difficulté de vivre et d’être un Libanais.
En promenant une caméra dans les zones souterraines et marginales des bidonvilles,
en filmant des ruines, des camps palestiniens et des banlieues de la ville, Beirut Kamikaze lance un regard enragé sur un pays au bord de l’abîme, plongé dans l’ignorance et la violence. On y observe une multitude de divisions : Chrétiens et Musulmans, Chiites et Sunnites (sous l'influence des problèmes géopolitiques de la région du Moyen-Orient), et bien d'autres encore... Soit petit pays non-laïque où l'on trouve 18 communautés religieuses radicalement séparées. Cette tension rend l'idée d'une union impossible, donc d'un pays impossible.




O. H. : - Dans bon nombre de tes films, la notion d'identité semble avoir beaucoup d'importance.
C. K. : - Que ce soit les terrains vagues négligés, les rues crasseuses, les ruines, les zones pauvres souterraines délaissées dans « Wadi Khaled » où je filme des habitants privés de nationalité et d’identité vivant à la frontière nord entre la Syrie et le Liban. De même les personnages des prostituées, des couples frustrés harcelés et masochistes, des miliciens victimes-bourreaux, des fous perdus, toutes ces figures marginales et singulières traduisent mon état d’âme et mon attirance, ma fascination pour les univers âpres. Je veux montrer tout ce qu’on n’a pas envie de voir, en évitant le spectaculaire et en m’éloignant des représentations lisses, sages et jolies. La plupart des choses, des idées présentes dans mes films viennent directement de mon vécu et des mes expériences personnelles. Par exemple, le personnage de Warda, la prostituée étrange, sadique et dominatrice que l'on retrouve dans la plupart de mes films, comme Tout va mieux et qu’on va revoir dans mon prochain Ali is good for Jesus à qui j’ai dédié « Zone Frontalière », film sur la guerre de 2006, est une prostituée connue à l’âge de 15 ans : c'est avec elle que j’ai eu ma première expérience sexuelle dans un bar à putes. Ça s’est mal passé, c’était violent. Ou encore les femmes hystériques dans mes fictions comme Un drink à ta santé sont directement inspirées de ma tante avec qui j’ai grandi et qui était en état de crise permanente. Le fait donc que j’avais une vie privée différente des autres gamins de mon âge, ayant grandi sans connaître mes parents morts par un attentat pendant la guerre, je n’avais pas connu une véritable enfance. Les blessures physiques et mentales de la guerre qui ont marqué mon corps et mon esprit me poussent à poser des questions identitaires dans mes films et à les remettre en question. Je peux tourner mes films en France tout en évoquant le Liban. Ça me rappelle le défi que posait Jonas Mekas lorsqu’il filmait la Lituanie à New York.
Toute la noirceur de mon regard, évoquée dans l’ambiance nerveuse de mes projets, montre mes obsessions et le rapport tendu avec le passé et le présent du pays.

O.H. : - En même temps, dans Trans Society, il y aussi une conscience, un resurgissement du territoire, du pays d'origine (évocation, scène du mariage etc.).
C. K. : - Dans Trans Society , l’intime et le politique sont intimement liés et on suit les déambulations de mon ami Ali, cinéaste kurde de Turquie. C'est une errance complètement chaotique sur fond d'identité déchirée, d'enfance et d'adolescence perdue. J’ai rassemblé des images disparates de New York, Paris et Beyrouth, provenant des rushs de mes précédents films. Les images de Trans Society n’ont pas été conçues dans le but de faire un film. L'errance d’Ali était le fil conducteur. C’est en quelque sorte un autoportrait, car je me suis filmé à travers Ali. Avec Trans Society, on parcourt des villes assiégées, détruites, surveillées, contrôlées, des cadavres jetés par terre. C’est un vagabondage à travers les enfers de la vie évoquant la culture d’origine et la mémoire.
Dans Beirut Kamikaze , on assiste à un autre type d’errance. Un jeune garçon portant un obus sur ses épaules marche dans un no man's land... Son parcours insolite et mystérieux questionne en fait l'identité libanaise, rend compte de la difficulté de vivre dans ce pays, où les gens sont perdus, vivent un véritable calvaire. J'ai l'impression que Beirut Kamikaze est mon film le plus radical autour de la question de l'identité.




O. H . : - Tout à l'heure, tu évoquais ton expérience personnelle, ta propre vie, et volonté de pratiquer un cinéma qui vibre la vie.
C. K. : - Le cinéma n’est pas supérieur à la vie. Il n’est pas non plus inférieur. Je le considère à égalité. Mes films sont personnels (sans pour autant tomber dans le nombrilisme). Je m’inspire de mon vécu qui reste le moteur central de ma création. Je me pose des questions précises sur le fonctionnement hypocrite des sociétés dans lesquelles je vis, la libanaise et la française. Bien que très différentes, les deux sociétés se rejoignent sur le devenir de l’homme en tyran, deux sociétés où les victimes sont également des bourreaux et inversement.
L’observation du chaos dans le Liban des années 80 m’a conduit à travailler le cinéma de cette manière, à mettre de la chair, de la matière organique vivante qui entretiennent en même temps un fort rapport avec la mort. Je n’ai pas forcément trop d’histoires à raconter via le cinéma mais j’ai une vision du monde et je cherche à l’exprimer. Je travaille avec le même matériau que la vie. Faire beaucoup de films, tourner à un rythme frénétique, c'est une nécessité pour moi, un besoin vital pour mieux supporter la vie. Cependant, j'ai parfois du mal à l'admettre. Ce n’est pas à moi de changer pour m’adapter aux règles du monde, c’est le monde tout entier qui doit se modifier pour m’accepter.





Crédits photographiques © Christophe Karabache

Images tirées de :
Wadi Khaled (2008)
Civilisation perdue (2002)
Mondanités (2005)
Fragments d'une vie anéantie
Un drink à ta santé (2010)
Mondanités (2005)
Beirut Kamikaze (2010)
Trans Society (2008)

samedi 26 mars 2011

Parcours d'une cinéaste dans la tourmente


Crédits Photographiques : Jocelyne Saab.

CONTER ET DOCUMENTER UN MONDE EN ÉBULLITION :
ENTRETIENS AVEC JOCELYNE SAAB


En 2010 et en 2011, j’ai pu m’entretenir à plusieurs reprises avec Jocelyne Saab dans un café parisien. Elle s’est prêtée au jeu des questions-réponses avec beaucoup d’honnêteté, de gentillesse, de sérieux, et même de patience, étant donné que les entretiens ont duré chaque fois plusieurs heures. Aussi, j’en profite pour lui adresser tous mes remerciements.


Olivier Hadouchi - Comment débute votre parcours de cinéaste ?
Jocelyne Saab - En fait, je n’ai pas suivi des études de cinéma, ni effectué le parcours classique du cinéaste. Dans ma famille, dans la société d’alors et dans le milieu où je vivais, le cinéma n’était pas considéré comme quelque chose de sérieux, contrairement aux études de droit ou d’économie, par exemple. Donc, j’ai accepté de faire des études d’économie en sachant que c’était une manière de gagner du temps, tout en étant prête à suivre ma voie, à m’orienter vers le journalisme et le cinéma.

Le Liban dans la Tourmente

O.H. – Dès le début de la guerre du Liban, en 1975, vous retournez dans le pays, et décidez de vous concentrez sur ce qui s’y passe ?

J. S.
– En effet, les correspondants de guerre sont alors présents dans plusieurs endroits agités d’Asie et du Proche Orient. Eric Rouleau, Ania Francos, Jean Lacouture, – et je peux t’en citer beaucoup d’autres –, tous passaient par Beyrouth dans les années 1970, notamment parce que le siège de l’OLP était alors établi au Liban, et parce qu’il y avait plus de liberté que dans les autres pays arabes. Avec la guerre, les correspondants de presse, les photographes et les reporters arrivent en grand nombre (Raymond Depardon, l’Américain Jonathan Randal…) et je me suis dis qu’il fallait que je comprenne ce qui passe dans mon pays, car j’ai très vite l’intuition que la guerre ne sera pas de courte durée et que ses conséquences seront dramatiques.

O.H. – Ce qui m’étonne quand je revois Le Liban dans la tourmente, c’est le recul qu’il exprime vis-à-vis de chacun des protagonistes. Il n’est pas dogmatique, même si l’on sent qu’il exprime sans doute plus de sympathie à l’égard de la gauche que de la droite conservatrice et des Phalangistes. D’où vient ce recul, à une époque où le pays entre en guerre, sur fond de radicalisation des discours et des approches ?

J.S. – C’est peut-être grâce à mon partenaire sur le film, le journaliste suisse Jörg Stocklin, que j’ai pu acquérir une certaine distance et bénéficier d'un véritable recul sur mon propre pays. Une histoire bizarre, par certains côtés, sans entrer dans la vie privée de Jörg… D’ailleurs, même s’il travaillait à Beyrouth, il avait quand même un regard extérieur, celui de l’étranger qui voit parfois des choses auxquelles on ne prête pas attention quand on appartient à telle société, quand on évolue à l’intérieur du pays. Jörg était de gauche, il soutenait le camp progressiste dans le conflit, mais il gardait toujours son esprit critique, dépourvu de naïveté. Bref, il possédait une certaine distance quand il analysait la situation et il est parvenu à me l’inculquer. Sans doute devrais-je aussi mentionner mon père qui n’a cessé de maintenir de la distance face aux événements, et n’a jamais succombé aux sirènes idéologiques de tel ou tel camp, ni prêché l’exclusion de l’autre. Le discours phalangiste n’avait aucune prise sur lui, il s’était fait lui-même, pensait par lui-même et n’avait besoin de personne pour lui dire quoi faire, quoi penser.

O.H. – Dans le film, une grande attention est portée aux questions sociales, il s’apparente d’ailleurs à un travail d’enquête dans plusieurs endroits du pays, plusieurs quartiers d’une même ville (Beyrouth, Tripoli). Même l’ancien ministre qui participe à un repas aux allures de festin avec ses amis fortunés, et des femmes couvertes de bijoux, semble conscient du risque d’une explosion.
J.S. – Le problème, c’est que les enjeux sociaux ont été dissous dans les querelles confessionnelles, celles-ci ont fini par prendre le dessus sur tout le reste. Mais il nous semblait, à l’époque, que l’enjeu social était très important. En Égypte, quand je tourne La Cité des morts, je suis aussi très sensible aux enjeux sociaux, à cette richesse pleine d’arrogance qui côtoie la misère la plus crue, la plus insupportable.

O.H. - Dans Le Liban dans la tourmente, vous montrez aussi le caractère absurde et le côté dérisoire de ces hommes aussi, avec leurs grandes déclarations tonitruantes ?
J.S. - Tu remarqueras que j’ai toujours recours à l’ironie et la distance vis-à-vis des personnes interrogées et des leaders politiques. Et je montre systématiquement le côté dérisoire, voire même totalement ridicule de tel ou tel aspect, de telle ou telle déclaration émanant de tel ou tel leader politique. Avec cette manière d’aller vers un conflit armé en toute insouciance.
Rétrospectivement, on sait que le conflit aura été très long et très dur pour le Liban et les Palestiniens, et je trouve que le film montre bien le processus de la guerre, cette manière de partir au combat sans se préoccuper vraiment des conséquences, or le prix à payer sera vraiment très élevé. Mais tu remarqueras que dans Le Liban dans la tourmente, tout le monde est en représentation. Le Liban d’aujourd’hui est toujours comme ça. Beaucoup de monde adore être en représentation, on se pavane, vient étaler son fric. Pourquoi ? Dans Le Liban dans la tourmente, c’est déjà présent à l’écran et aujourd’hui encore, c’est toujours pareil, peut-être que c’est même encore pire. Désormais, je suis plus consciente que jamais du fait qu'un système confessionnel est un système raciste, l'équivalent d'un régime d'appartheid.


O.H. - A la différence des autres leaders, Kamal Joumblatt est filmé seul dans son palais.

J. S. – A l’époque, on m’a demandé : pourquoi tu filmes tous les leaders politiques ou religieux avec leurs partisans, sauf lui ? Kamal Joumblatt était important pour nous… C’était quand même le chef du rassemblement de la gauche. Donc, il représentait quelque chose d’important, c'était quelqu’un d’ouvert aussi. Il se rendait souvent en Inde, séjournait dans des Ashrams et revenait ensuite… Une grande spiritualité émanait de se personne, qui nous faisait rêver. On se demandait : mais qui c'est cet homme qui va réfléchir sur l’état du monde ? Il représentait quelque chose de vraiment important : un nouveau projet pour un Liban moderne. Cela dit, il avait quand même des hommes en armes chez lui, une milice comme toutes les autres, mais ce n’était pas cet aspect qui m’intéressait. Pour les autres leaders politiques, j’ai parfois donné des directives, choisissant dans quel contexte je voulais les interroger et les filmer avec leurs troupes. Par exemple, le chef des Phalangistes, Pierre Gemayel, je lui ai dit : « je veux vous filmer à la table de réunion, avec vos partisans. » Comme je n’étais pas vraiment en odeur de sainteté auprès d’eux et que je ne parvenais à obtenir l’autorisation, j’ai fait intervenir mon père afin de pouvoir les filmer. D’ailleurs, je me suis retrouvé face à une série de problèmes pour filmer : un groupe de miliciennes m'a questionnée sans ménagement, j’ai eu droit à des menaces et elles ont tenté de me confisquer ma caméra et mon matériel de tournage, après m'avoir violenté et tiré, arraché des cheveux.

O. H. – Dans le film, vous donnez la parole à deux autres dirigeants de la gauche : Ghassan Fawaz et Fawwaz Traboulsi. Pouvez-vous nous en parler ?
J.S. – Après avoir milité dans un mouvement de gauche (l’OACL) comme on le voit dans le film, Fawwaz Traboulsi est devenu un grand penseur politique et prépare un nouvel essai sur la violence et la mémoire dont j’aimerais reparler avec lui prochainement. Ses préoccupations ont des aspects communs avec les miennes. Quant à Ghassan Fawaz, il était communiste à l’époque. Lui et moi, nous étions voisins. Dans ce qui a été Beyrouth Ouest, nous habitions la première colline de l’indépendance. Ensuite, avec l’évolution de la situation, qui ne cessait d’empirer, l’absence d’issues et de victoires réelles, le pays devenait de plus en plus invivable. Et vers 1976-1977, ils sont partis. Ghassan est devenu éditeur en France, il a écrit deux romans remarqués à la fin des années 90, parus au Seuil, et Fawwaz publie des essais et des articles d’analyse politique.
Je n’ai pas eu à parcourir une grande distance pour les filmer, ils résidaient tout près de chez mes parents et j’ai juste eu à traverser quelques rues. D’ailleurs, avec le recul je me dis que lorsque j’allais filmer les combattants dans la rue, j’étais inconsciente… nous étions inconscients, incapables de prévoir où la violence pouvait conduire.

O.H. – Quant à Farouk Mokkadem, il est défini comme libertaire, mais on dirait qu’il se perçoit plutôt comme une sorte de « Che Guevara » libanais.
J.S. – C’est amusant que tu le trouves sympathique, mais il avait vraiment un côté complètement mégalo. Souviens-toi quand il évoque la levée du peuple contre l’oppression dans le château… N’oublie pas que les idéologies voyageaient beaucoup dans les années 60. Et dans ce petit pays, précisément parce qu’on se trouvait dans un bordel monstre, on avait la possibilité d’appliquer telle ou telle idéologie, mais sur un petit bout de territoire. C’était d’ailleurs valable pour tous les belligérants. Par exemple, Fawwaz Traboulsi et ses camarades de l’OACL exerçaient leur autorité sur quelques rues, sur un tout petit territoire…
En fait, eux et d’autres amis avaient envie de tout faire sauter. Moi aussi. D’ailleurs, en 1975, j’ai moi-même cru qu’on allait gagner, que la gauche libanaise allait l’emporter et renverser la droite chrétienne conservatrice. Car cette droite de type phalangiste, alliée d’Israël et nourrie d’un complexe minoritaire, entraînait le pays vers la guerre et l’empêchait d’aller vers un projet de société moderne, socialiste et démocratique.

O. H. - En pensant à l'actualité récente, au fait que les mouvements de protestation pour le changement en Tunisie ont débuté par l'immolation d'un jeune vendeur des quatre saisons à qui l'on avait confisqué son outil de travail, je me suis rappelé d'une séquence du Liban dans la tourmente. Le passage concernant Farouk Mokkadem et le mouvement du 24 octobre à Tripoli. Quand il raconte que le matériel des vendeurs de quatre saisons de la ville de Tripoli avait été confisqué par le pouvoir, et ajoute ceci : " On est allé voir ces messieurs du pouvoir. On leur a demandé pourquoi l’outil de travail des vendeurs de quatre saisons avait été confisqué… Ils nous ont dit que c'était pour préserver la beauté du centre ville. Nous leur avons répondu : supprimer la misère pour cela, nous sommes nés pauvres, ce n’est pas de notre faute. Nous les avons prévenus : on va recourir aux armes. On a repris le matériel confisqué pour le redonner aux vendeurs des quatre saisons et nous avons armés les vendeurs des 4 saisons qui peuvent continuer leur activité". A l'époque, le fusil était parfois employé dans divers types de luttes, la situation a parfois changé sur ce point. Cependant, dans Le Liban dans la tourmente , comme dans le pays de l'époque, il y avait un mouvement de démocratisation comparable à celui qui remue le monde arabe en ce moment, avec une volonté de changement au niveau social aussi ? J. S. - Dans le Liban des années 60 et 70, il y avait une profonde aspiration au changement de la société. Ce mouvement a été brisé vers 1976-77. Mais je suis de très près tous les événements actuels liés au printemps arabe, en Tunisie, en Égypte, en Lybie ou en Syrie... et je soutiens le mouvement.

O.H. - Avec le recul que pensez-vous du Liban dans tourmente Vous aimeriez en faire une nouvelle version en 2011 ?
J.S. - On me tuerait certainement, si je tournais l’équivalent du Liban de la tourmente, de nos jours. A l’époque, les intervenants se livraient avec une certaine innocence ce qui n’est plus du tout le cas aujourd’hui, où la situation semble encore plus opaque. C’est un pays où l’on se crispe sur les choses. D’ailleurs, c’est l’envers et le versant négatifs de toute cette pluralité : chacun se sent investi d’une mission, le garant de sa communauté qu’il doit défendre corps et âme. Cela peut prendre des proportions terrifiantes, et non seulement cela génère un réel conservatisme social mais en plus les personnes qui se croient investies d’une mission agissent en toute liberté mais exigent la soumission des autres, des membres de la communauté.
Hélas, on trouve encore beaucoup d’armes au Liban, et je suis certaine qu’à la première occasion, de nombreuses personnes sont prêtes à les sortir et à les utiliser. Trente cinq après, hélas, je pense que le film n'a pas pris une ride.

O. H. - A l'époque Le Liban dans la tourmente est projeté en salle à Paris, avec le court-métrage Nouveaux Croisés d'Orient. Mais aucune télévision n'accepte de le diffuser ?
J.S. - Oui, il est refusé par la télévision française, à cause des liens privilégiés entre ce pays et le Liban, car il dérange. On le juge certainement trop critique à l'égard de la droite chrétienne et fascisante. En revanche, il est diffusé sur des chaînes de télévision du monde entier.

O. H. - Et, il intéresse un pays, l'Algérie, qui tente alors de jouer un rôle sur la scène mondiale en militant pour un nouvel ordre mondial, plus favorable aux intérêts du sud...
J.S. - Au milieu des années 1970, l'Algérie s'intéresse beaucoup à ce qui passe au Liban, notamment parce que l'OLP est alors installée à Beyrouth et la question palestinienne est au centre des préoccupations dans le monde arabe. Et je me souviens que certains hauts dirigeants du FLN commençaient à se demander si l'Algérie n'allait pas connaître une sorte de guerre civile comparable à celle qui enflammait le Liban.
J'ai été invitée à présenter mes documentaires à la Cinémathèque d'Alger qui était un haut lieu de la cinéphilie mondiale, à cette époque, devant une salle remplie d'officiels algériens, je crois même que le président de la République, Houari Boumediene, était aussi présent dans la salle. L'institut du cinéma et la télévision algérienne achètent plusieurs de mes documentaires et j'ai des discussions intéressantes avec des cinéastes algériens comme Farouk Beloufa qui découvre le Liban à travers mes films. Peu de temps après, il tournera Nahla, que beaucoup de critiques algériens considèrent comme un des meilleurs films de leur cinématographie, en donnant un rôle à Lina Tabbara, que j'ai filmée à deux reprises (dans un reportage et dans Lettre de Beyrouth). Et je lui ai transmis de nombreux contacts personnels sur place. Farouk était fasciné par la liberté de mouvement et le foisonnement des idées, des partis politiques. Il a travaillé son scénario avec Rachid Boudjedra et il a eu recours à mes documentaires du Liban dans la tourmente à Lettre de Beyrouth pour s'informer sur la situation libanaise. Attention, je ne dis pas du tout que c'est moi qui suit à l'origine de Nahla, juste que le film dialogue parfois avec mon travail, sur certains points. Sinon, c'est un film où Farouk réfléchit sur une situation donnée, pense plusieurs aspects qui font partie, ce sont ses réflexions personnelles. Sur le tournage de Nahla, j'ai d'ailleurs tourné un making off du film, Farouk Beloufa doit avoir les bobines quelque part.

O.H. – En fait, vous vous rendez compte assez vite de l’échec de la gauche et du camp dit progressiste ?
J.S. – Quand on nous assassine Kamal Joumblatt, en mars 1977, on a tous compris que c’était fini. Moi, je suis partie faire un film en Égypte, puis au Sahara occidental, la même année. Mais je suis revenue à plusieurs reprises au Liban, parfois pendant d’assez longues périodes, notamment pour tourner Lettre de Beyrouth en 1978, et j’y retourne très régulièrement depuis. L’été 1982, lorsque la capitale libanaise est assiégée par les Israéliens, je suis présente sur place, avec ma caméra.

O. H. - Comment avez-vous travaillé avec Etel Adnan sur Beyrouth jamais plus ? La poétesse apparaît aussi dans Lettre de Beyrouth, tourné deux ans après, n'est-ce pas ?
J. S. – Etel est une poétesse et une peintre de talent, elle est aussi l’auteur d’un texte majeur sur la guerre du Liban, un roman nommé Sitt-Marie Rose. J’ai lu beaucoup de livres sur le conflit, c’est le meilleur, je trouve, le plus juste. D’ailleurs, je pourrais te prendre les personnages un par un et donner leurs noms véritables, car bien sûr les a changé. Les textes poétiques de Beyrouth jamais plus et de Lettre de Beyrouth ont été écrits d’une seule traite, m’a-t-elle dit récemment. Elle a visionné une seule fois les images montées avant de se mettre à écrire. Comme je lui ai demandé récemment de revenir sur tout ça, je préfère lui laisser la parole. « J'ai aimé ces images qui viennent de l'instinct, j'y ai associé un texte poétique qui avait la même source. Tu as été la première à descendre dans la rue, enregistrer ces images sans que personne ne te le demande. Tu savais qu'il fallait le faire, et tu l'as fait, tu n'as pas hésité une seconde. Je ne pouvais que te suivre. De mon côté, j'avais compris par instinct tout ce que tu montrais. J'ai été très sensible aux enfants qui avaient compris avant nous que rien ni personne ne serait comme avant, qu'une période venait de se terminer et qu'ils ne seront plus jamais les mêmes. C'était si fort que je ne pouvais que rendre hommage à leur lucidité. »

O. H. – Et, un peu avant, vous avez justement tourné un autre documentaire, qui s'intitule Les enfants de la guerre

J.S. - Après Le Liban dans la tourmente, je disposais d’une caméra et d’une voiture, j’étais hébergée. C’est vrai que je n’avais pas de problèmes d’argent, sans en avoir beaucoup. Et donc, je prends le chef op’ et je lui ai dit : allez, on y va ! Car j’avais passé la nuit à discuter avec les journalistes qui revenaient de La Quarantaine (le camp de réfugiés qui venait d’être pris par les Phalangistes), et j’avais vu la fin du massacre. En plus, j’avais même appris qu’une copine à moi, sans doute influencée par son entourage, s’était amusée à le filmer. Ensuite, elle a beaucoup souffert pour d’autres raisons. Quand le bidonville a été pris d’assaut, beaucoup d’adultes ont été abattus froidement, et une fois le camp de réfugié conquis, les assaillants ont sabré le champagne, tout près des cadavres. Des enfants ont survécu. Quand ils sont sortis la nuit, je n’avais ni lampe ni rien, mais j’ai suivi le parcours des enfants, pour savoir où ils allaient car ils ne pouvaient plus rejoindre le bidonville de la Quarantaine qui venait d’être rasé et leurs parents avaient été exécutés. J’ai vu qu’ils allaient dans les chalets des plages chics de la ville, Saint Simon, Saint Michel, qui sont devenus des bidonvilles qui existent encore aujourd’hui. Donc, j’achète du papier, des crayons de couleur, et je vais à leur rencontre, dès le lendemain. Le temps d’appeler mon chef op’ de la télé, Hassan, qui travaille avec moi, je leur dit : je viens vous filmer dimanche, vous me montrerez vos jeux d’enfants. Et ils jouent à la guerre, sur la plage, mais cela devient vite très violent, tellement que je suis obligée de leur dire d’arrêter de jouer et je dois en amener deux à l’hôpital, pour se faire recoudre, car ils s’étaient blessés. Ensuite, on revient. Et c’est là que j’ai le moment le plus fort. Ils étaient un peu penauds, car deux des leurs avaient été blessés, mais c’était comme s’ils sortaient la violence environnante qu’ils avaient reçu et accumulé en eux, n’oublie pas qu’ils sortent d’un massacre. Je les retrouve entre les chalets disposés comme un petit village chic et je leur propose de continuer à tourner. Et là, les enfants blessés et traumatisé par ce qui venait d’arriver se libèrent et miment le massacre. Et je le filme. Je garde précieusement mes boîtes, je prends le premier avion pour Paris, fonce à la télévision. A l’époque on faisait comme ça : soit on développait en douce à la télé par le biais de gens qui étaient nos copains, soit on suivait la procédure traditionnelle, ce que j’ai fait cette fois-là. Cette fois-ci je savais que j’avais du costaud. Je vais voir mon rédac’ chef (Jean-Marie Cavada) et je lui dis : - développe-moi ça, regarde les images, si ça te plais, prends le film. Ils développent, me donnent une monteuse qui travaille dans le style télé. Et au fur et à mesure, des gens me demandent si j’ai mis en scène les enfants. Comment aurais-je pu faire ça ? Donc, le film est monté, et à l’époque on n’avait pas son mot à dire sur le montage, on me demande d’ajouter un texte, ce que je fais. Ensuite, je me suis fais un nom, et pour Beyrouth jamais plus, j’ai eu la liberté de faire le film entièrement comme je voulais. Ensuite, j’ai réutilisé les images des enfants de la guerre pour mon installation à Singapour. Le film a fait le tour du monde, il est projeté dans de très nombreux festivals, remporte des prix, même l’UNICEF l’a diffusé, la NBC me l’a acheté un an après... Pour mon installation, j’ai remonté le film afin de le projeter sur trois écrans, en accélérant certains passages afin que le spectateur se retrouve immergé dans la guerre elle-même.
Une fois de plus, tout était dans l’approche. D’ailleurs, c’est la question majeure du documentaire : comment approcher les personnes.

Une vie suspendue
O.H. - Comment se passe le tournage d’Une vie suspendue ?
J.S. – Au départ, un acteur égyptien devait interpréter le personnage principal qui sera finalement tenu par Jacques Weber, mais il me lâche, car il ne veut pas tourner à Beyrouth en décor naturel. Et il a surtout peur de la guerre au Liban, car elle n’est pas encore terminée. C’est mon producteur qui m’a suggéré Jacques Weber.

O. H. – Dans le film, il s’exprime en arabe. Il n’a pas été doublé ?
J. S. – Non, c’est sa voix que l’on entend dans le film. Il a pris beaucoup de cours de conversation, avec d’excellents professeurs et je dois dire que je suis très contente du résultat. Il s’exprime phonétiquement, mais cela passe très bien. D’ailleurs, il m’a confié que le fait de parler dans une langue qu’il ne connaissait l’aidait à avoir une certaine distance, et lui permettait de mieux construire son personnage.

O.H. – Dans Une vie suspendue, Juliet Berto joue un second rôle, elle était déjà malade, je crois. C’est vous qui l’aviez choisie ?


J.S.
– Mon producteur voulait m’imposer sa petite amie comme actrice pour le rôle, or je ne la sentais pas, et je voulais Juliet Berto. A cette époque, elle avait un concert du foie, était dans un état vraiment limite. Je me suis dit : il faut qu’elle aille à Beyrouth, peut-être qu’au contact de toute cette absurdité, tout ce chaos lié à la guerre, elle va se rétablir. Sa maladie avait un caractère absurde aussi, elle n’était pas très âgée… Et c’est ce qui s’est passé, j’ai l’impression que ce tournage lui a fait du bien. Elle vivait très bien ce chaos et j’ai l’impression qu’elle a repris du poil de la bête pendant quelque temps, même si elle prenait régulièrement des litres d’eau et des médicaments. Je sens que tu veux savoir pourquoi Juliet Berto ? Pour moi, c’était une grande actrice, et surtout l’image de la femme libérée, moderne, peut-être qu’inconsciemment je projetais ainsi l’image de ce que je suis ou de ce que je voulais être.

O. H. - La jeune fille qui joue le rôle de la jeune réfugiée qui s’éprend du personnage de peintre joué par Jacques Weber, elle était actrice à la base ?
J. S. - En fait, elle n’était pas une actrice professionnelle. Je l’ai choisie car après l’avoir auditionnée et après quelques essais, je sentais qu’elle avait un potentiel d’actrice. Au fur et à mesure du tournage, elle est vraiment tombée amoureuse de l’acteur principal, Jacques Weber son partenaire dans le film. Elle devenait vraiment jalouse de sa véritable épouse et de Juliet Berto. Il avait provoqué cela afin de rendre la relation plus crédible à l’écran.

O. H. - Le tournage, sur fond de guerre, s’est bien passé ?
J. S. – Au départ, ça a commencé par une grosse frayeur car on a failli s’attaquer à mon acteur principal. Nous étions dans des rues parallèles à la rue Hamra, et des combattants nous ont suivis. Quand les miliciens ont vu ce grand type aux cheveux gris qui avait l’air d’un étranger, ils ont aussitôt pensé qu’il s’agit d’un espion étranger (israélien ou européen). Ils se sont postés devant nous et ils ont commencé à le braquer avec leurs mitraillettes. Je me suis interposée entre eux et lui, et j’ai crié : vous n’avez pas honte ! Je suis votre mère, vous allez tuer votre mère ? Dès qu’on leur parle de leur mère, ces miliciens perdent leurs moyens. Ils ont compris qu’ils faisaient une erreur et ils l’ont laissé repartir. Du coup, j’avais peur qu’il refuse de continuer et prenne le premier avion pour rentrer à Paris, mais il a considéré que je lui avais sauvé la vie, et accepté de continuer, de mener le projet jusqu’au bout. Son épouse, Christine, a bien résumé la situation en affirmant que le tournage avait commencé très fort !

O.H. – En ce moment, vous avez des films en préparation ?
J.S. – Oui, j’ai beaucoup de projets et de choses à accomplir ! Des idées d’installations, de films, des fictions et des documentaires. Nous en reparlerons dès qu’ils seront concrétisés.

dimanche 20 mars 2011

Sortie du DVD Résistance(s) 3 (art vidéo, films du Maghreb et du Machrek)


RESISTANCE[S] III, troisième volet de la collection dvd éponyme, propose une sélection de neuf films et vidéos d’artistes du Maghreb et du Moyen-Orient. Intimes, poétiques ou documentaires, ces œuvres complexes, nourries de différents registres artistiques et culturels, témoignent de la vitalité et de la diversité créatives dans ces régions. Loin de toutes concessions aux stéréotypes ambiants, les auteurs explorent des questions existentielles, politiques ou esthétiques avec le souci d’ouvrir de nouvelles perspectives. Leurs travaux inventent des agencements inédits pour penser le temps et l'espace, le mouvement et la mémoire, l'histoire et l'expérience individuelle, sans oublier d'interroger la place de la femme au sein de la société. Curator: Silke Schmickl & Christine Sehnaoui.

mercredi 2 mars 2011

Projection de Beirut Kamikaze le 13 mars à Paris


Beirut Kamikaze (Documentaire/expérimental de Christophe Karabache, 2010, 59 mn) : dimanche 13 mars à 17 h 00 - projection à l’ETNA (Paris).
Entrée libre, séance en présence du cinéaste !

Présentation par l'auteur du film :
Beyrouth (2005-2010) : attentats, guerre, crises politiques, violentes protestations… L’errance d’un jeune garçon dans les banlieues de Beyrouth, montrant l’état profond d’une société libanaise dans ses frustrations, ses désespoirs, ses obsessions.
« (…) En effet, je m’étais rendu compte que c’était assez de mots, assez même de rugissements, et que ce qu’il fallait c’était des bombes, or je n’en avais pas entre mes mains ni dans les poches » Antonin Artaud

Une menace d’une nouvelle guerre ou d’une sédition confessionnelle se ressent au quotidien des Libanais bien divisés. Par un regard à la fois déchiré et enragé sur un pays au bord de l’abîme, plongé dans l’ignorance et la violence, la caméra braque les zones souterraines et marginales des bidonvilles, des ruines et des banlieues de Beyrouth. Ce film lance une critique radicale de la société libanaise en dérive où se mêlent chaos, absurdité (du quotidien), cruauté et extrémisme.

Projection dimanche 13 mars à 17 h 00
L’ETNA, 16 rue de la Corderie 75003 Paris
Métro : Temple ou République. Interphone « L’ETNA » avec la lettre "L".

Entretien croisé avec Christophe Karabache et Yves-Marie Mahé




Des expérimentateurs agités,
les libertaires Christophe Karabache et Yves-Marie Mahé
par Isabelle Marinone

Entretien effectué en 2004.

Autodidactes, créateurs instinctifs, Yves-Marie Mahé et Christophe Karabache ont pour particularité de penser l’image expérimentale avec leurs révoltes et leurs tripes. Dignes continuateurs des Soukaz et autres Bouyxou, ces cinéastes offrent un maximum de provocation sur grand écran en un minimum de temps de projection, vomissant la société en gerbes colorées sur quelques bandes filmiques réduites. Le premier, fondateur de l’artistique Collectif Négatif, récupérateur de vieux pornos des années 1970 et 1980 balançant de l’eau de javel sur les pellicules, s’avère le plus vieux de ces deux « petits agités » du cinéma expérimental contemporain. Le second, créateur d’un cinéma de la rage, de la cruauté et du désir, recycle et innove à partir d’images documentaires pornographiques et guerrières. Leurs deux parcours de vie s’ancrent dans la marginalité.

Breton de Morlaix né en 1972, Mahé débute mal dans la société. Elève médiocre, placé par ses parents à son adolescence dans un pensionnat loin de sa ville natale, il se désintéresse très tôt des cours. Pourtant, le lycée lui permet malgré tout de faire une découverte : celle de la musique alternative. La mode du Punk baigne Mahé dans une atmosphère politique subversive. Après avoir fait trainée sa scolarité, il sort de ce cadre rigide avec pour seul bagage un baccalauréat obtenu péniblement et … une conviction antimilitariste et libertaire. Bien décidé à passer les frontières de sa région, il arrive à Paris pour entrer dans une école de cinéma, mais en ressort très vite déçu. La formation sur « le tas » l’attend alors : machiniste puis assistant réalisateur, il apprend son métier sur les tournages de plusieurs films notamment d’un long métrage de Claude Lelouch.

Franco-Libanais de Beyrouth, Karabache est né en 1979 en pleine guerre du Liban, tragédie qui marque son enfance à la fois physiquement et moralement. En grandissant, Karabache s’avère particulièrement indiscipliné à l’Ecole et donne du fil à retordre à sa famille qui l’élève. Son baccalauréat en poche, il entre dans une école audiovisuelle qui ne lui convient pas. Passant par une formation philosophique, il conteste - avec références à l’appui - et s’approche des thèses libertaires. Il décide de partir en France pour trouver d’autres structures d’apprentissage. Après un passage dans les universités de Paris X, Paris I et Paris III, il réalise ses propres films et essais.

En travaillant plusieurs formes cinématographiques, Mahé et Karabache se retrouvent dans l’expérimental et fréquentent le même atelier : l’ETNA. Le premier réalise rapidement quelques films Super 8 en autodidacte. Influencé par les productions de Mac Laren, il s’exerce à l’animation, mélangeant dessins abstraits et photogrammes recyclés. Son ton provocateur le conduit vers des réalisations détournant des productions cinématographiques commerciales, en particulier pornographiques, comme Poupée de sperme, Va te faire enculer ! (1998), mais aussi Bienvenue ! Va crever ! (2001). A partir de La Gaulle (2003), il entame un virage plus politique. Le second, ayant déjà produit quelques films au Liban, poursuit son travail en France à partir du même du support argentique qu’il défend. La violence et la rage de vivre accompagnent une dénonciation continuelle des systèmes politiques de Sarcophage (2001), Esprits révoltés (2002), en passant par Fragments d’une vie anéantie (2003), Sévices ektachromatiques (2004) jusqu’au récent Zone frontalière (2007).

Montage croisé de deux témoignages


Les origines

Yves-Marie Mahé : J’étais en Bretagne dans le Finistère, à Morlaix. Mon père vient plutôt d’une famille aisée, et ma mère, qu’une famille d’artisans. J’ai toujours vu autour de moi, ces deux milieux qui se mélangeaient. Au final, cela fait une classe moyenne. Je n’étais pas bon à l’école. Comme je redoublais, on m’a mis dans des écoles privées, et puis comme je restais mauvais, on a finit par me placer dans une boîte à bac.

Christophe Karabache : Je suis né au Liban, issu d’un père Libanais et d’une mère Française. Mon père était instituteur, et ma mère ne travaillait pas. Je suis né en 1979, en pleine guerre. Un an après, j’ai perdu mes parents dans un attentat, alors que j’étais avec eux. J’ai été élevé par ma grand-mère et ma tante, et par la suite par mon oncle qui m’a prit en charge jusqu’à l’âge de 18 ans. J’ai vécu seul à partir de l’âge de 16 ans.

L’évolution vers le cinéma

Yves-Marie Mahé : J’ai fait une école de cinéma qui était vraiment pourrie à Barbès, le CLCF. Le seul intérêt de cette école, c’est que l’on pouvait faire un film de fin d’études. Le film que j’ai produis était très mauvais. Je l’ai d’ailleurs détruit ensuite. Puis j’ai été machino et assistant réalisateur sur une quinzaine de courts métrages et un Lelouch. Il y a même un moyen métrage auquel j’ai participé qui a été sélectionné à Cannes. Cela m’a dégoûté car je n’aimais pas trop la hiérarchie. A l’époque, je savais que cela existait le cinéma expérimental, mais on ne peut pas dire que j’en faisais vraiment. Je faisais quelques trucs en Super 8. Par la suite, j’ai pu voir une exposition sur Mac Laren, où j’ai vu que l’on pouvait faire de l’animation assez facilement. Cela m’a énormément influencé. C’est de là que j’ai essayé de reproduire des choses similaires pour voir ce que ça pouvait donner, dessiner sur la pellicule puis projeter ensuite. Cela en plus des essais de persistances rétiniennes a donné lieu à mon premier film expérimental Mouvement. A partir de ce moment là, je me suis rendu compte que j’avais un sens de la logique et de l’animation. Le cinéma a toujours été là pour moi, je l’ai toujours adoré. Je n’étais pas spécialement artiste, j’étais juste passionné par le cinéma. Moi, je voulais devenir réalisateur, pas être technicien. J’ai beau avoir fait une école de cinéma, je me sens quand même autodidacte. J’ai appris en faisant, comme pour l’expérimental.

Christophe Karabache : Lorsque j’ai débuté dans le cinéma, je n’étais pas cinéphile, ni cultivé sur ce plan. Au Liban, le cinéma expérimental n’existe pas, et ici même, le plus grand nombre n’a pas connaissance de ce genre filmique. Quand j’ai commencé à tourner, on m’a dit tout de suite que je faisais de l’expérimental. J’ai commencé à crier, à me révolter, et l’on a fini par me dire, « toi tu es anarchiste ! ». Je n’avais jamais suivi les mouvements libertaires et leurs théories, d’emblée on m’a dit que j’étais comme cela. A partir de là, je me suis mis à lire les théories comme pour le cinéma expérimental. Mon premier film a été réalisé quand j’étais encore à l’école au Liban. J’ai pris une VHS et j’ai filmé des objets dans mon appartement. Le jury de l’école ne l’a pas retenu car il n’y avait pas de personnages dans le court-métrage. C’est à la suite de cette première tentative que j’ai décidé de partir. Là-bas (au Liban), je n’ai pas trop aimé les méthodes audiovisuelles qui étaient à la base de l’apprentissage. J’étais plutôt orienté vers le cinéma. Lorsque je suis parti du Liban pour la France, je me suis inscris dans une école de cinéma, l’ESRA, où je me suis senti aussi assez. De là, je suis entré à l’Université.

Les références cinématographiques

Christophe Karabache : Mes références cinématographiques à cette période, c’était plutôt le cinéma d’auteur, avant même l’avant-garde. Après, c’est à Paris que j’ai connu Lemaître, etc. Je reste plutôt praticien que théoricien.

Yves-Marie Mahé : C’était plutôt les acteurs au départ. Et puis, j’ai été marqué par Alain Tanner, Pialat et Eustache, et Mac Laren dans l’expérimental. Rien à voir avec ce que je réalise. J’aime l’animation dans l’expérimental. J’aime qu’il y ait du travail. Le côté Jonas Mekas ne m’intéresse pratiquement pas. J’ai la sensation qu’il pense que les spectateurs feront le tri, le montage, pour lui, à la projection.

La révolte … libertaire ?!

Yves-Marie Mahé : Durant mes années de pension, le rock alternatif était très présent ainsi que le punk, tous les deux assez formateurs pour moi. Je suis devenu anarchiste suite à cela et aux déclarations de Ravachol à son procès que j’avais pu lire. Dès l’âge de 15 ans, j’étais anar. Mais dans la pratique, je n’ai jamais été militant. Certes, j’essaye d’en faire le moins possible pour le système, mais bon … Même dans les films que j’ai fait, il n’y a peut-être que La Gaulle qui soit ouvertement anarchiste, en tout les cas, il y a le sigle. Ce que j’aime bien avec l’expérimental, c’est cet esprit punk, Do it yourself, où l’on doit tout faire soi-même. On est en association, on n’exploite personne. J’aime énormément le côté : « on peut organiser des choses sans argent ». La volonté suffit bien souvent. En ce sens, je trouve beaucoup de liens entre l’anarchisme et le cinéma expérimental. Un refus de la norme, et dans l’organisation, une entraide et un encouragement à la responsabilisation. Il y a plein de formes d’anarchismes différents. De mon côté, je ferai plutôt parti de l’anarcho-individualisme. Pour moi, ce qui est important c’est l’individu, je me méfie toujours des collectifs. J’ai appris à désapprendre, à remettre tout en question, à ne rien prendre comme des évidences. J’ai rencontré la CNT. J’ai toujours été sympathisant, mais pas au point d’être militant actif. La CNT est un syndicat, et comme je ne travaille pas …

Christophe Karabache : Ma génération est la dernière ayant vécu la guerre. La guerre est dans ma tête. Je suis une personne en colère, révoltée. Je n’adhère pas à ma génération, au sentiment patriotique libanais, national et traditionnel. Mon opinion dérange. J’ai eu des conflits personnels avec cette génération là. Enfant, j’étais très mal, je refusais le monde. Adolescent ma révolte s’est étendue aux institutions, surtout à l’école. A partir du lycée, je me suis fait renvoyer tout le temps à cause de mes bêtises. Comme j’étais pupille de la nation, on m’envoyait dans des écoles francophones privées, généralement catholiques et assez sévères. J’ai changé de lycée en terminale suite à un renvoi de l’école. J’ai pu malgré tout passer mon bac littéraire, mention Philosophie. Je n’ai jamais participé à des mouvements, adhéré à des partis politiques. J’étais toujours dans une démarche de révolte individuelle. Même adhérer à la Fédération Anarchiste équivaut à entrer dans un système, et par conséquent perdre un peu de sa liberté personnelle. En cela, je suis radical. Mes amis libanais de mon âge étaient généralement communistes ou socialistes au sein d’une majorité de droite et d’extrême droite. Il y a des choses que je ne supporte pas dans le communisme, essentiellement l’organisation et la bureaucratie. Comme je le disais à Nicole Brenez, je ne pense pas faire des films « politiques » et je ne me revendique pas comme un cinéaste politique. Je ne serai jamais un politicien, je suis un révolutionnaire. Mais en réalité tous mes films sont des « actes » politiques. Dans ce sens là uniquement, je fais de la politique. Je fais du cinéma « révolutionnaire ». J’ai vécu une vie très visuelle, la guerre, c’est quelque chose de très visuel. Ces images que j’avais dans ma tête, j’ai eu besoin de les sortir ! Et puis aussi, retrouver les images manquantes de ma vie, celles de l’accident de mes parents, celles de leurs disparitions. Attentat à la bombe, près d’un cinéma d’ailleurs. Le cinéma est un moyen d’expression que j’ai mis en pratique après la peinture. J’ai eu besoin de faire bouger le motif à l’intérieur du cadre, de le mettre en relation avec autre chose, c’est-à-dire faire du montage. Mon cinéma est un cinéma de montage.

Des « références » anarchistes ?

Yves-Marie Mahé : Tout ce qui touche à la propagande par le fait m’intéresse. J’ai lu un « Que sais-je ? » sur l’anarchisme, où il parlait d’Emile Henry, Ravachol … Tout le côté romantique de l’anarchisme. Ce qui me plaisait c’était leurs procès, où ils ne faisaient rien pour s’excuser. C’était fascinant. Sinon, j’ai dû lire un peu Proudhon. Mais en fait, pour moi cela va de soi. Les théories finissent vite par « m’emmerder ».

Christophe Karabache : J’apprécie particulièrement Raoul Vaneigem mais c’est un Situationniste, notamment son point de vue sur l’économie. Mais j’ai lu et je me suis intéressé à Bakounine et Kropotkine. « L’Anthologie de l’anarchie » de Daniel Guérin m’a apprit pas mal de choses. Pour la philosophie, je préfère Nietzsche à Adorno.

La conception de films expérimentaux

Christophe Karabache : Au départ, j’avais besoin et envie de parler de la guerre. Maintenant, j’ai davantage envie de parler du présent. Chaque film est conçu d’une manière différente. Le cinéma, qui est vraiment devenu mon moyen d’expression, s’impose lorsque j’ai envie de crier. D’ailleurs, tu auras certainement remarqué que je crie plus que je ne parle dans mes films. En règle générale, mes films sont réalisés rapidement. Je ne conçois pas le film comme un projet à longue échéance. Il faut toujours que je termine rapidement, dans l’urgence, dans l’immédiat. Lorsque je suis devant la table de montage, je reste le temps qu’il faut, et je ne me lève pas tant que la bande n’est pas terminée. Suxion propaganda, c’est des images que j’avais dans ma tête, un discours. Après le hasard fait tout dans ma démarche. Parfois, j’écris ou je dessine un peu des images du film. J’achète ma pellicule, je prends ma caméra, et je commence à filmer. Pour Suxion propaganda, l’idée de base était de filmer la télévision en accéléré. Le montage était pensé à l’avance, entre images pornographiques et images d’hommes politiques. Il y a beaucoup d’accident dans mes films que je trouve toujours plus créatifs et que j’exploite. Ma formation cinématographique est autodidacte, je connais assez bien la technique du film, et je m’en méfie un peu. La structure générale du montage est pensée à l’avance, après je laisse la place au hasard. Parfois, il m’arrive de ne plus rien maîtriser, et en général je ressors content du résultat. Les derniers films que j’ai réalisés, ce sont des films recyclés d’autres que j’avais fais précédemment. Mes anciennes productions, je les recycle. Je garde toutes les erreurs, les plans surexposés, etc. C’est ma conception « anarchique » du cinéma, à la fois par la thématique et l’esthétique. Mon anarchie se situe aussi dans la façon de faire les images, de les juxtaposer.

Au départ, je pensais le cinéma comme uniquement visuel. Le son était pour moi narratif et donc totalement secondaire. Lorsque j’ai réalisé mon premier film sonore, c’est parce que le son c’était réellement imposé pour moi, il était devenu nécessaire. Cela donne surtout des hurlements, des cris, toujours fait dans une grande spontanéité. Quand je réalise mes « télés-cinéma », j’envoie du son sans savoir sur quelle image il va s’inclure. Je prépare la bande son avant le montage des images. Le son est automatique, un peu à la manière de l’écriture automatique. Entre le tournage et le montage, en trois semaines je peux faire un film. Si je fais des courts métrages, c’est parce que ma respiration est courte, spontanée. Par ailleurs, l’aspect économique reste aussi une des raisons du court-métrage. La pellicule coûte cher, il ne faut pas l’oublier. Minimum d’argent, maximum de résultat esthétique ! La fiction ne m’intéresse pas, car je n’ai rien à raconter, ou à adapter. Quant au documentaire, il ne me tente pas. Pour moi, c’est l’expérimental qui peut le mieux accepter ce que je fais, mes films déchets, vomis et masturbés. Ils forment mon miroir. Mon point de vue antisocial, contre tout pouvoir politique, social, religieux, fait que je ne peux me placer que dans la marge, y compris la marge cinématographique. Le fait de grandir sans parents a crée en moi une colère, une révolte, plutôt qu’une haine. Lionel Soukaz me défini comme un anarchiste « destructeur ». Mon objectif est de détruire, c’est vrai, mais pour reconstruire quelque chose de mieux !

Yves-Marie Mahé : A 20 ans, j’ai commencé à réaliser des films en Super 8. Puis, j’ai débuté la musique. A partir de là, j’organisais mes projections, mes concerts. Avec Dan Dahan, j’ai sorti un disque de reprise sur « Rectangle » pour soutenir Jean-Louis Costes. Mes premiers films avant Mouvement, je ne les ai pas gardés, ils n’étaient vraiment pas bons. Dans Mouvement, je dessine sur la pellicule, par contre le film suivant La petite mort, là, j’efface les images avec de l’eau de javel et du scotch. Maintenant mes films sont plus narratifs, il y a aussi un peu plus d’humour. Mais pour moi l’abstrait et le figuratif ont toujours été liés. Les films ne me coûtent rien. J’ai un copain qui est projectionniste et qui m’apporte des films, notamment les bandes annonces. Et puis à l’ETNA, il y a leur cave remplie de bobines, il y a de quoi faire. Souvent je prends les films en 35 mm, que je re-filme en 16 mm. En revanche, pour De Gaulle, le film reste tel quel en 35 mm, il y a juste du grattage de réalisé. Je prends les films trouvés, je coupe ce qui ne m’intéresse pas, et je fais un premier montage avec. Ensuite avec tous les plans qui restent j’essaye d’en faire une histoire. La bande son, c’est la musique que j’ai composée chez moi. Ce qui est bien avec les films expérimentaux, c’est que la musique n’est jamais trop complexe. C’est assez répétitif avec quelques variations. Je passe les images que j’essaye avec différents morceaux. Je réalise les bandes son environ six mois après avoir fait le film. Pour Hybride, il n’y a pas eu de bande son pendant deux ans, et puis un jour j’ai enregistré une émission du « Masque et de la Plume », et j’ai trouvé que cela faisait un bon commentaire des images.

Pornographie et provocation

Yves-Marie Mahé : L’idée du chaos marche bien. Une fois, j’ai projeté sur une péniche mes films. Les gens dansaient entre le projecteur et l’écran. Je ne supporte pas l’esprit festif. En réalité, tout le monde s’en « foutait ». Jusqu’au moment où j’ai mis un des films pornos. Là, les gens se sont arrêtés de danser à partir du moment où ils se sont rendus compte que des sexes passaient sur leurs visages. Enfin, il se passait quelque chose ! Je ne veux pas tirer sur le porno. Les gens qui le font sont grands. Par contre, je n’aime pas le porno industriel aux scénarios consternants. De plus, je n’ai rien contre la pornographie en tant que telle, je la trouverai même excitante, surtout lorsqu’elle est cryptée, cela donne l’occasion d’y voir ce que l’on veut. Mais l’industrie pornographique a plus de lien avec le fric qu’avec l’art. Maintenant, je ne fais plus beaucoup des films provos, je fais plus dans l’opposition désormais, comme Bienvenue ! Va crever ! Les titres des films sont importants parce qu’il faut qu’ils soient accrocheurs ! Mais c’est davantage de l’agression que de la provocation. Dans mon cas, c’est une position de défense, ou si tu préfères, un mode de communication, une réponse anticipée.

Christophe Karabache : C’est à la fois l’amour libre, un fantasme, et la conception du sexe comme cruauté. Mon cinéma est un cinéma de la cruauté, les ruines, la guerre, le sexe, la viande, le sang … Pour Sévices Ektachromatiques, mon idée était d’assembler et d’associer n’importe quoi. C’est peut-être une sorte d’ouverture vers le Lettrisme. Je fais d’une certaine manière des films qui rappellent ceux, libertaires, des années 70, ce n’est pas volontaire. Je pense qu’au fond les formes reviennent parce que le monde n’a pas tant changé que cela entre 1970 et aujourd’hui. Ou s’il a changé, je suis sacrement déçu du résultat ! C’est pour cette raison que mes montages sont triturés, vomis, masturbés, torturés. Aujourd’hui, après avoir réalisé un film, je respire un peu mieux. Ce qui n’était pas le cas avant, où je n’étais jamais complètement satisfait. Je me cherche, et seulement maintenant je commence à me trouver.

La réception des productions ?

Yves-Marie Mahé : Je me mets à la place des spectateurs. Je fais tout pour que ce soit court. Je voudrais qu’ils retiennent la singularité de mes productions. Le côté métaphysique qu’il peut y avoir dans le cinéma expérimental.

Christophe Karabache : Lorsque je réalise un film, je ne le fais pas pour les spectateurs. Il n’y a que moi, ma caméra, ma table de montage, mes idées. Ce qui ne m’empêche pas de partager mes films avec d’autres personnes. Je ne fais pas de la propagande, je hurle mes idées, mes conceptions. Je n’informe pas, je ne fais pas de pédagogie. Mes films ne peuvent pas adhérer à la logique de la masse, je crois. J’ai projeté au cinéma Balzac sur les Champs Elysées, le film Fragments d’une vie anéantie, les gens n’ont pas supporté la vue des images. Ils sont sortis de la salle. Pourtant, c’était lors d’un Festival de cinéma expérimental. Les personnes qui voient mon cinéma sortent généralement énervés. Le film que les Festivals acceptent, c’est Distorsion, qui est la présentation d’images de guerre en accéléré, qui va jusqu’à l’explosion. Pour le coup, ce n’est pas aussi radical que le reste de ce que je produis, c’est simplement un manifeste contre la guerre. Les Festivals se méfient des gens comme moi, on me traite de provocateur, de terroriste. Mais je ne suis pas un provocateur, je ne cherche pas à choquer. Dans Sévices Ektachromatiques, lorsque je juxtapose des plans de l’école et du cimetière, ou d’un enfant allaité suivis d’images pornographiques, c’est ce que je pense. Je garde tous les plans. La révolte, je la porte en moi, je ne me sentirais bien nulle part où il y a des règles.



Filmographie d’Yves-Marie Mahé :

Mouvement (1997), Super 8 couleurs, sonore, 4 mn.
Poupée de sperme (1998), Super 8, 6 mn.
La petite mort (1998), Super 8 couleurs, sonore, 4 mn.
Va te faire enculer ! (1998), mini dv couleurs, sonore, 10 mn.
Fuck (1999), mini dv couleurs, sonore, 7 mn.
Le soleil ne brille pas qu’à la plage (1999), Super 8 couleurs, sonore, 10 mn.
Le siège (1999), Béta sp couleurs, sonore, 4 mn.
La vie avec toi (2001), mini dv couleurs, sonore, 7 mn.
Hybride (2001) mini dv couleurs, sonore, 7 mn.
Bienvenue ! Va crever ! (2001), 16 mm couleurs, sonore, 4 mn.
Bitte (2001) 16 mm couleurs, sonore, 4 mn.
La Gaulle (2003) 16mm couleurs, sonore, 12 mn.
Un air de défaite (2005), dv couleurs, sonore, 4 mn.
Eveil et initiation (2005), dv couleurs, sonore, 3 mn.
Un gars, une fille …et Dieu ! (2005), dv couleurs, sonore, 5 mn.
Oil Slick (2005), dv couleurs, sonore, 4 mn.
C’est bon pour la morale (2005), dv couleurs, sonore, 30 sec.
Saynette (2006), mini-dv couleurs, sonore, 2 mn.
Sexe, violence … et compassion (2008), mini-dv couleurs, sonore, 8 mn.
Jeuness (2008), mini-dv couleurs, sonore, 2 mn.
La fin de la faim (2008), mini-dv couleurs, sonore, 1 mn.
J’aime Bond (2008), mini-dv couleurs, sonore, 2 mn.
Vivre Vite (2008), mini-dv couleurs, sonore, 2 mn.
Plus travailler (2008), mini-dv couleurs, sonore, 2 mn.

Filmographie de Christophe Karabache :

Sarcophage (2001), Super 8, 20 mn.
Esprits révoltés (2002), 16 mm, silencieux, 5,70 mn.
Fragments d’une vie anéantie (2003), Super 8, sonore, 8 mn.
Lutte (2003), 16 mm, 5 mn.
Anthropophagie (2003), 16 mm, silencieux, 8 mn.
Distorsions (2003), 16 mm, 6 mn.
Suxion-propaganda (2004), 16 mm, sonore, 6,40 mn.
Programme politique international (1ère partie) (2004), co-réalisé avec Benoît Foucher, 35 mm, silencieux, 7 mn.
RN 13 (2004), 16mm, 10 mn.
Sévices ektachromatiques (2004), 16 mm, sonore, 20 mn.
Kinoptik (2005), 16mm, 20 mn
Mondanités (2006), Super 8 / vidéo, 34 mn.
Zone Frontalière (2007), mini dv / 16mm, 45 mn.
Trans Society (2008), mini dv / 16 mm, 63 mn.
Wadi Khaled (2009), Super 8, 15 mn.
Tout va mieux (2009), Vidéo, 42 mn.
Beirut Kamikaze (2010), mini dv, 59 mn.
Un drink à ta santé (2010), mini dvd, 29 mn.

jeudi 27 mai 2010

Sortie de CONDITIONED art vidéo de Turquie


CONDITIONED propose une sélection de huit films et de vidéos d’artistes contemporains de Turquie. Oscillant entre style documentaire, art vidéo et films expérimentaux, le programme explore plus particulièrement le formatage intellectuel des enfants et adolescents à l’intérieur du système éducatif ainsi que dans la société turque contemporaine. Sous plusieurs formes et avec diverses approches, chacune élucide des aspects de la mise au pas de la jeunesse : des simples répétitions scolaires de l’hymne national (The First Ones de Hatice Güleryüz) aux mesures énergiques voire brutales dans d’autres cas, que ce soit des militaires (Origin d’Erkan Özgen), ou les injustices sociales (Our village de Sener Özmen). À l’intérieur de la maison (A young girl is growing up de Ferhat Özgür) comme dans l’espace public (On the thin ice de Burçak Kaygun), plusieurs procédés sont à l’œuvre de manière subtile ou franche, à travers la prison de femmes de Koro de Güldem Durmaz ou l’école de Where Bluebirds fly de Berat Isik. Au-delà, se lit une réflexion sur l’impact du monde et de ses images sur la construction individuelle à l’instar de la vidéo Delirium d’Ethem Özgüven qui s’attaque aux mécanismes de la société de consommation, ses conséquences psychologiques y compris. Programme conçu par Yekhan Pinarligil & Silke Schmickl.