lundi 22 février 2010

Antonin Artaud : Pensée magique et expérience du cinéma


par Gabriela Trujillo

« C’est ici que se manifeste une sorte d’anarchie supérieure où sa profonde inquiétude prend feu ; et il court de pierre en pierre, d’éclat en éclat, de forme en forme, et de feu en feu, comme s’il courait d’âme en âme, dans une mystérieuse odyssée intérieure que personne après lui n’a plus refaite » (1).

« J’ai estimé (…) que le cinéma possédait un élément propre, vraiment magique, vraiment cinématographique, et que personne jusque-là n’avait réussi à isoler » (2).


Antonin Artaud (1896-1948) fut à la fois poète, critique d’art, théoricien de cinéma et de théâtre - le fondateur, pour ainsi dire, d’une pensée autour du geste artistique, qui projette la représentation dans un domaine psychique, intime, hanté de poésie.
On a souvent séparé chez Artaud ce que furent ses théories cinématographiques de sa réflexion sur le théâtre et la danse, la peinture et le dessin, ou de ses créations poétiques, picturales, de ses recherches « cognitives » au sein du surréalisme, ou en marge de celui-ci, et des tristement célèbres bouleversements psychiques dont il fut à la fois le héraut et la victime. Or, il nous semble tout aussi réducteur de séparer l’ensemble de sa création poétique et critique d’une pensée magique. Par pensée magique, nous désignons un ensemble de structures mentales qui échappent, voire même rejettent, la pensée rationaliste et logique, qu’elles aient trait à la magie, la sorcellerie, l’alchimie, l’occultisme, la pensée dite primitive, etc., favorisant ainsi la fonction opérative et donc expressive du phénomène magique. De cette manière, nous comprenons qu’essentiellement « la pensée magique est inhérente à l’inconscient »(3).
De son côté, une réflexion sur le cinéma pense les fondements, les conditions de possibilité d’une image, sa validité ontologique. La vulnérabilité d’une poïétique (4) du cinéma telle qu’on peut la considérer chez Artaud réside dans le fait que cette théorie pose comme énigme centrale de l’image le lieu même de sa genèse : « J’ai toujours, dit-il, distingué dans le cinéma une vertu propre au mouvement secret et à la matière des images »(5).
La théorie cinématographique d’Artaud, nourrie par sa création poétique, et redevable du « stupéfiant image » des surréalistes (6), contient en germe les principes du Théâtre de la Cruauté. Cette pensée globale découle en grande partie d’une assimilation des données ésotériques des traditions kabbalistiques, alchimiques (véritables paradigmes de synthèse iconographique), de la lecture d’auteurs comme Swedenborg, Jacob Boehme, Novalis et René Guénon ; d’autre part, la volonté d’une intervention active, directe et efficace sur la réalité est le propre de la magie (il ne faut pas oublier que dès la fin des années 1930 Artaud rédige des « sorts » destinés à ses amis) comme l’ont comprise les civilisations dites primitives.
Ce que nous voulons démontrer est que l’expérience cinématographique artaldienne peut être assimilable, dans sa forme et ses enjeux, à un rite de type magique. La dimension rituelle du cinéma, son pouvoir de fascination, ses atouts évocatoires et propitiatoires, en font pour le poète l’équivalent moderne de la sorcellerie (7).
Tout d’abord, la notion d’envoûtement est essentielle pour comprendre l’idée que se fait Artaud du cinéma. L’envoûtement est l’action, l’opération magique à travers laquelle l’individu subit une influence extérieure qui bouleverse sa manière de penser, et donc ses actes. L’envoûtement est aussi le résultat de cette action une fois que le corps est possédé ; de la même manière, pour le jeune poète français le cinéma réussit à posséder les corps pour les plonger dans un état qui est celui de la transe rituelle. Comme dans la pensée primitive telle que la définit Lévy-Bruhl, Artaud ne sépare pas le corps de l’âme, mais considère les individus comme ayant des dispositions qui sont « des réalités semi-physiques, sur qui l’on peut agir directement par des moyens magiques »(8).
Le cinéma, comme l’envoûtement, prend sa source dans le corps. Faire du cinéma c’est d’abord prendre forme, prendre corps sur la scène où se déroule l’action.
Un corps en mouvement : son évolution est galvanisée par le défilement (la technique qui permet la répétition à l’infini d’un même geste), ce qui donne une nouvelle puissance vibratoire à l’image. Tout au long des écrits d’Artaud, se dresse en filigrane le dynamisme de l’image cinématographique telle qu’il l’a conçue : naissant de son propre mouvement, dans une succession conçue comme uniquement dévorante, elle s’achemine vers une fusion avec la pensée avide du spectateur.
Cette fusion est rendue possible par un court-circuit du dispositif de projection, en investissant l’écran de propriétés neurologiques, puisque le cinéma « agit sur la matière grise du cerveau directement »(9). Dévorant l’espace même de la projection, l’hapticité de l’image artaldienne peut être rapprochée de celle de Jean Epstein qui déclare, au sujet de la relation entre le spectateur et le visage d’un acteur : «ce n’est même pas vrai qu’il y ait de l’air entre nous ; je le mange. Il est en moi comme un sacrement »(10). Les références au sacré (11) sont fondamentales pour comprendre la relation de voracité qui se tisse entre le spectateur et l’image, comme lors d’une cérémonie cannibale où l’Autre est dévoré afin de pouvoir assimiler ses pouvoirs.
On comprend mieux cette première perspective (le cinéma commence dans le corps) lorsqu’on rappelle qu’Artaud fut, avant tout, acteur. « En vertu d’une participation intime, l’image, comme appartenance, est consubstantielle à l’individu »(12) ; pour Artaud, l’acteur est un « signe vivant. Il est à lui seul toute la scène, la pensée de l’auteur et la suite des évènements »(13). D’où l’on peut affirmer que le corps devient le catalyseur, tel un médium qui reçoit et transmet : c’est lui qui prend en charge la représentation.
Chaque acte est une possession ; le geste, une mise au monde et une mise à mort. L’acteur devient signe, mais aussi flamme : le danger de mort est (dans) l’instant de la représentation, et le cinéma est le plus véritable des arts car il peut « étaler [nos actes] dans leur originelle et profonde barbarie »(14). Au théâtre comme au cinéma, les acteurs doivent « être comme des suppliciés que l’on brûle et qui font des signes sur leurs bûchers »(15).
Dynamique, l’acteur se définit par son geste, qu’il trace de manière unique et irréparable.
La fragilité de toute performance (danse, théâtre, mais aussi cinéma) tient à l’insaisissabilité du geste. En effet, le geste de l’acteur « nous sépare à peine du chaos »(16). Nous retrouvons ici l’une des caractéristiques principales de la définition du sacré : ce qui nous sauve(garde) du chaos, du néant. Le geste d’un acteur se veut donc définitif, irréversible, et pourtant répété à l’infini grâce à la technique du médium cinématographique.
Pour être ainsi efficace, et donc magique, le geste doit faire appel à un ordre primitif, de la même manière que le cinéma est le seul à cette époque à pouvoir « retrouve[r] comme la disposition primitive des choses »(17), un état antérieur au langage discursif et rationnel. Le film doit être fait de situations essentiellement visuelles, « ne provenant pas de circonlocutions psychologiques d’essence discursive » (18).
Par conséquent, l’un des objectifs du cinéma artaldien étant de pouvoir accéder à des forces primitives qui précèdent le langage, on peut assimiler l’expérience cinématographique à un rituel magique.
L’espace rituel, hétérogène, sera essentiel dans la formation par Artaud d’une théorie de l’espace de la représentation (cinéma, danse, théâtre). C’est une manière d’être au monde, de consacrer un lieu qui se veut différent de l’espace ordinaire, de l’usage commun, profane (19).
Parallèlement, l’appel à une antériorité primordiale assimile le temps du cinéma artaldien (le définit et le limite) à un temps mythique, proche du sacré. Le temps cinématographique est celui de la répétition, de l’insistance : un temps rituel. « Le cinéma (…) exige la rapidité, mais surtout la répétition, l’insistance, le revenez-y »(20), dit Artaud. C’est par la répétition du simple geste que se dessine le rite. L’incantation, la répétition d’un geste plastique ou sonore, rend propice l’acte magique : « le point de départ de la magie réside dans l’incantation »(21), a déjà énoncé le poète.
C’est pourquoi le cinéma non seulement exige la répétition, mais celle-ci est une condition inhérente de sa genèse. Au cinéma, les images, peuvent être répétées à l’infini ; leur magie s’étend par la machine et la projection à l’écran directement sur le spectateur : « c’est la supériorité et la loi puissante de cet art que son rythme »(22). Or, « cette espèce de griserie physique (…) communique directement au cerveau la rotation des images »(23). Par son rythme (la répétition, l’alternance des moments de lumière et d’obscurité), le médium possède en lui-même la capacité de mener le spectateur vers un état qui est proche de la transe.
De cette manière, ayant atteint cette dimension rituelle, le cinéma devient efficace : on ne doit pas négliger le « pouvoir d’action du film »(24) car il plonge le spectateur dans une atmosphère de vision qui lui permet de recevoir les vibrations du corps de l’acteur, et subir de cette manière des effets physiologiques proches de l’envoûtement.
Cet état de possession dans lequel nous plonge le cinéma est assimilable d’une part à une décharge électrique : Artaud insiste souvent sur le « pouvoir de galvanisation » (25) du cinéma, un « excitant remarquable »(26). Mais le cinéma « a surtout la vertu d’un poison inoffensif et direct, une injection sous-cutanée de morphine »(27) : il vise à envelopper le spectateur dans une atmosphère de «voyance», il implique une élévation de la sensation, pour en arriver à un état d’hyperacuité. Si l’on parle de transe, dans ce cas, c’est que la vision est devenue pur affect (28) : le ravissement cinématographique permet ainsi de voir, mais au-delà du visible.
Le cinéma n’est donc pas le fait de voir le réel, mais de transcender les conditions de la visibilité, aiguiser les sensations pour mener le spectateur ailleurs. Le cinéma tel qu’Artaud le définit est fait pour montrer le possible, l’impossible : le rêve, le merveilleux, « un monde qui puise ailleurs sa matière et son sens »(29).
En ce sens, l’erreur du cinéma est le réel, le pléonasme d’un certain naturalisme (la narration, le discours). La représentation traditionnelle, discursive, théâtrale, est comme le profane : un espace qui s’oppose au danger du cérémoniel. Cette indistinction est aussi le fruit de l’aliénation du cinéma par la machine, « une interposition technique qui déforme et annihile ce que l’on a fait »(30), mais surtout de l’aliénation économique et industrielle, qui finit par dérober à Artaud sa carrière, noyée dans « la vieillesse précoce du cinéma ».

La carrière d’Artaud est tronquée : il ne réussit jamais à diriger de film, ses scénarii sont à peine publiés. Le scandale de La Coquille et le clergyman (1928) de Germaine Dulac sonne le glas de sa passion cinématographique. Jusqu’en 1931, cependant, il jouera des rôles secondaires, le plus souvent dans des films mineurs. En revanche son jeu intense porte encore la trace de ses premiers espoirs, et demeure inoubliable.
Artaud a voulu faire participer le cinéma « au profond renouvellement de la matière plastique des images, à une véritable libération, libération non point hasardeuse, mais liée et précise, de toutes les forces sombres de la pensée »(31).
Il fallait libérer ce que le langage discursif avait piégé ; Artaud reste celui qui fait brûler ce qui reste captif entre les mots – entre les images.
Le cinéma, à travers la dynamique de la magie à laquelle il peut encore être assimilé, devait être «essentiellement révélateur de toute une vie occulte avec laquelle il nous met directement en relation »(32). Il n’aura pas tenu toutes ses promesses ; mais comme Rimbaud pour les mots, Artaud opère une véritable alchimie de l’image. A l’instar de l’auteur de la Saison en enfer, il pourrait résumer de cette façon son expérience cinématographique, l’une des plus extraordinaires aventures poétiques du septième art :
« Ce fut d’abord une étude. J’écrivais des silences, des nuits, je notais l’inexprimable. Je fixais des vertiges »(33).
Gabriela Trujillo

NOTES :

Antonin Artaud, « Héliogabale ou l’anarchiste couronné », in Œuvres Complètes, tome VII, Paris, éd. Gallimard, 1978, p. 131-132.

2 Artaud, OC III, Paris, éd. Gallimard, 1978, p. 71.

3 Sarane Alexandrian, Histoire de la philosophie occulte, Paris, éd. Payot, 1994, p. 10.

4 D’après R. Passeron, la poïétique est « la promotion philosophique des sciences de l'art qui se fait » in Recherches poïétiques, T.1, Paris, Ed. Klincksieck, 1975, p.16.

5 Artaud, in OC III, p. 65.

6 L. Aragon, art. IMAGE in « Dictionnaire abrégé du surréalisme », in André Breton, OC t. II, éd. Gallimard, Paris 1992, p. 846 (« Le vice appelé surréalisme est l’emploi déréglé et passionnel du stupéfiant IMAGE ».).

7 Les ethnologues opèrent une différenciation, dans la pensée magique, entre magie (blanche, bénéfique) et sorcellerie (maléfique). Même si pour Artaud le cinéma glisse graduellement de l’une vers l’autre de ces acceptions, nous employons indistinctement ces deux termes pour en souligner le pouvoir de subjugation dans la période qui nous occupe, à savoir de 1924 à 1929 environ.

8 L. Lévy-Bruhl, Le Surnaturel et la nature dans la mentalité primitive », Paris, éd. PUF, 1963, p. 111.

9 Artaud, OC III, op.cit., p. 64.

10 J. Epstein, cité par Nicole Brenez, « Jean Epstein contre l’avant-garde. » in Jean Epstein, cinéaste, poète, philosophe, éd. Cinémathèque française, 1998, p. 218

11 « Les rites et les représentations magiques (...) dépendent d’une notion identique ou analogue à la notion de sacré (…). Il y a des cérémonies magiques où se produisent des phénomènes de psychologie collective », Marcel Mauss et Henri Hubert, « Introduction à l’analyse de quelques phénomènes religieux », in M. Mauss, Œuvres Complètes, tome I, Paris, éd. de Minuit, 1968, p. 19.

12 Lévy-Bruhl, L’Âme primitive, Paris, éd. PUF, 1963

13 Artaud, OC III, p. 64

14 Ibid, p. 19

15 Artaud, OC IV, Paris, éd. Gallimard, 1978, p. 14

16 Ibid, p. 78

17 Artaud, OC III, p. 20

18 Ibid, p. 19

19Roger Caillois, L’Homme et le sacré, Paris, éd. Gallimard, 1950, p.30

20Artaud, OC III, p. 63-64

21 Artaud, OC I (vol.1), Paris, éd. Gallimard, 1978, p. 203

22 Artaud,, OC III, p. 64

23 Ibid, p. 66

24 Ibid, p. 64

25 Ibid, p. 63

26 Ibid, p. 64

27 Ibid

28 La magie, pour Lévy-Bruhl, est une « connaissance essentiellement affective » (Le Surnaturel et la nature, op. cit., p. 226)

29 Artaud, OC III, p. 18

30 Artaud, « Lettre à P. Thévenin », in A. Virmaux, Antonin Artaud et le théâtre, Paris, éd. Seghers, 1970, p. 279

31 Artaud, OC III, p. 70

32 Ibid., p.66

33 Arthur Rimbaud, « Alchimie du verbe », in Une saison en enfer, Paris, éd. Gallimard, 1965, p. 140

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire