samedi 13 mars 2010

Lebanon vu par une plasticienne (1ère Partie)


Il est parti. Les Israéliens arrivent

Lebanon, film de Samuel Maoz, vu le jeudi 11 février 2010.

par Eléa Baux


« 14h27 (= 2ème minute du film) : Première image, plan fixe sur un champ de tournesol. »

Je pleure.
Faisons un temps d’arrêt, ma réaction est excessive. Pourquoi l’image d’un champ de tournesol me ferait-elle pleurer ? Je me dois de vous expliquer pourquoi.
Ce texte tentera de montrer à quel point il peut être difficile pour le récepteur d’une œuvre d’art de faire abstraction, de se départir de la subjectivité émanant de son histoire personnelle.
Un hasard, peut-être pas, peu de temps après avoir vu Lebanon, je me suis attelée à la lecture de L’image peut-elle tuer ?, ouvrage absolument incroyable de Marie José Mondzain. J’étais déjà sûre d’avoir une certaine légitimité à « foutre en l’air » les conventions et les codes qui régissent l’écriture d’article, de critique sur le cinéma mais lorsque j’ai lu ce paragraphe – cité ci-après – de Marie-José Mondzain, j’ai eu l’impression d’avoir l’approbation d’une mère pour faire ce que j’allais faire.

« La naissance des écrans a mis dans l’espace social un dispositif aussi énigmatique que l’image qu’il rend manifeste. Il est double, en tant qu’il ne montre pas de corps réels et toutes les conditions matérielles du tournage il est le tissu d’une élision et, en tant qu’il soutient des images, il est le tissu d’une apparition. L’écran participe donc au premier chef à la définition de l’image elle-même. Toute réception visuelle sur un écran a lieu dans une sorte d’atopie fugitive, le temps de la vision ou de la projection. […] Dans le même temps se distinguent des places d’où chacun éprouvera les émotions singulières que les images vont provoquer. Quelque chose de rituel et de politique est en jeu car ce rassemblement ne produit aucune vision commune. Chacun depuis sa place perçoit des signes visibles, sonores et narratifs tels que, à la fin du spectacle, la question s’ouvre seulement de savoir ce qui fut partagé. Une expérience fusionnelle ou bien un ébranlement du sens ? Faut-il pour le savoir demander à chacun ce qu’il a vu ou bien suffit-il d’analyser la chose vue pour définir ses effets sur tous ? Il n’y a pas de réponse univoque à une telle question. » (1)

Je pleure, l’esthétique du chaos.
L’esthétique d’un chaos mise en place par Samuel Maoz au sein de son film, aussi bien que l’esthétique d’un chaos vécue au moment même où je me suis retrouvée face au film, au moment de la projection, et avant ça, lorsque je me suis confrontée pour la première fois à l’affiche – dans le métro – annonçant la sortie de Lebanon.
Un Libanais quitte Paris et quasi simultanément les Israéliens entrent et hantent la partie libanaise de mon cerveau.

« 14h29 (= 4ème minute) : Des soldats enfermés dans un tank.
Jamil, militaire chargé de transmettre les ordres aux soldats du tank leur dit par radio : « Welcome to Lebanon ».
Assi (commandant du tank), Shmulik (le tireur), Hertzel (en charge des munitions), et Yigal (conducteur du tank) sont un peu surpris par la mission qui leur est confiée, ils ne s’attendaient pas à devoir rester si longtemps au Liban.
Nom du lieu dans lequel ils doivent se rendre après leur première mission : Le Saint Tropez Hôtel.
6 juin 1982.
Le tank pénètre dans un champ de bananiers. »


Je suis tendue, je suis fébrile, je pense à lui… Quel âge avait-il quand ces évènements se sont déroulés ? Était-il au Liban à ce moment-là ou à Paris à l’abri des bombes ?
Je n’étais pas née.
Mon corps se contracte si violemment.
« La guerre de la montagne : 1982-1984. »
Je suis née pendant cette guerre.
Bref…
Combien de temps vais-je pleurer ? Est-ce que cela va durer pendant tout le film ? Il faut que je le sorte de ma tête pour pouvoir voir le film. Je dois regarder attentivement ce film. Ce sont des Israéliens qui ont fait ce film, c’est formidable. Je dois voir ça.
« Allez, sort s’il te plait. Je t’en supplie, sort de ma tête, laisse-moi voir. »
Ils sont beaux ces hommes, ces soldats. Ils ont peur. Ils doivent défendre leurs coéquipiers.

« 14h36 (= 11ème minute) : Le noir, les hommes dorment.
Puis, ils reçoivent des instructions. Ils doivent tirer si un véhicule arrive, une fois à droite puis une fois à gauche, et si le véhicule ne s’arrête pas, ils ont pour ordre de tirer sur le moteur.
Soudain, une voiture arrive. »


Le véhicule arrive droit devant. Il aurait pu, il a peut-être vécu un moment similaire à celui-là. Non, je préfère ne pas y penser.
Ah ! Il est revenu, j’avais réussi, enfin, presque, à le faire sortir de ce film et de ma tête.
4 ans, il avait 4 ans.

« Shmulik, qui a pour ordre de tirer, n’y arrive pas.
Le sang coule. La cible. Les yeux.
Il y a un mort, un soldat du bataillon de Jamil. Jamil dit en langage codé : un ange.
Le cadavre du soldat est mis dans le tank.
Une autre voiture, cette fois-ci Shmulik tire. Un autre mort.
14h42 (= 17ème minute) : Le mort, le civil est achevé par Jamil, d’une balle dans la tête. »


Je vais devoir revoir ce film, devoir le voir des dizaines et des dizaines de fois. Ça va être un enfer, toutes ces images à digérer.
Non, pas « Bref… » Je suis née en 1983. Je suis donc née pendant cette guerre. Qui n’est pas né pendant une guerre ? Certains sont nés dans la guerre…
A-t-on le droit de faire des enfants pendant que d’autres s’entre-tuent ? Si une loi interdisait de faire des enfants pendant qu’une guerre sévissait, en combien de temps l’humanité s’éteindrait-elle ?
J’ai juste envie de vomir.
Envie de faire pipi, envie de partir mais de savoir.
Envie de fumer.
Je reste.
Je pleure, mais je reste.
C’est beau mais horrible. C’est beau et horrible.

La première fois que j’ai été voir Lebanon, j’ai pleuré pendant la quasi totalité du film. J’ai réussi à m’arrêter peut-être, un quart d’heure, au moment où le tank était devant l’agence de voyage.

« 15h05 (= 40ème minute) : ils sont devant une agence de voyage, on voit des images des Twin Towers , Big Ben et la Tour Eiffel. »
Beaucoup de photographies sont intégrées dans les décors. Création d’un effet de miroir pour les spectateurs occidentaux que nous sommes. New York, Londres et Paris ainsi symbolisées, nous sommes alors instantanément re-projetés à notre place, à la place de ceux qui n’ont rien vécu de tout ça.
Et puis ça a recommencé. Mon corps, tout mon corps, le moindre de mes muscles était contracté, tellement contracté. Impossible de desserrer ma mâchoire. Mes muscles se tétanisaient, tellement les images me faisaient mal et me plongeaient dans un état contemplatif à la fois. Mon cœur, lui, je ne sais pas du tout s’il battait vite ou pas, en fait j’étais si souvent en apnée que je ne peux rien vous dire à ce sujet. Souvent, j’attrapais l’une de mes cuisses dans laquelle je plantais violemment mes ongles. Je ne m’en suis rendue compte que le soir en me déshabillant, il y avait sur mes cuisses quelques petites traces rouges.
Quand je suis rentrée chez moi, j’ai dû écrire, tout de suite écrire. Écrire à chaud pour sortir cette violence. Ne pas rester avec ça. Ne pas la transporter trop longtemps. Vite, poser ces horreurs et ne les reprendre que plus tard. Une urgence : se décharger.
Et j’ai pleuré, j’ai encore pleuré, une fois chez moi, seule avec ce que j’avais vu. J’ai voulu l’appeler, juste pour entendre sa voix et sentir qu’il était en vie, mais c’était impossible.

Ce qui fut encore plus violent, non peut-être pas plus violent, violent différemment, c’est mon deuxième visionnage de Lebanon.
Lorsque j’y suis retournée, comme je savais ce que j’allais voir, tout était différent. Je pense pouvoir discerner trois phases par lesquelles je suis passée : l’avant projection, le moment de la projection et l’après projection. Je vais tenter de retranscrire ces différents niveaux de prise de conscience que j’ai subi durant ces trois phases.

Première phase : l’avant projection.
C’est étrange, dans la matinée qui a précédé la projection de Lebanon, j’éprouve une forme d’angoisse à l’idée d’y retourner. Il faut que je le revois pour écrire, j’ai encore beaucoup de choses à saisir et à voir pour pouvoir écrire un texte un peu intéressant.
J'ai envie d'y aller, j'ai incité des gens à venir voir ce film, mais là maintenant, j'ai envie de vomir, j'emmène des gens voir ça ! Quelle horreur !
J'ai envie de fuir, de renoncer.... Pourquoi ai-je besoin de me confronter à toutes ces atrocités ? C’est une démarche personnelle, je ne dois pas dire aux gens d’aller voir ce film. Et puis, si, merde ! D’autres doivent le voir. Il ne reste que peu de temps avant qu’il disparaisse des écrans de cinéma.
J’ai envie de dire ça à quelqu’un, je commence donc à écrire un mail à un homme que je respecte beaucoup et qui pourra entendre mes mots, mais je ne le fais pas, je ne l’envoie pas. Je me dis que je dois gérer seule ce moment, que ça n’appartient qu’à moi d’être face à ce film, que je n’ai pas de légitimité à demander de soutien au sein de cette démarche. Alors je reste prisonnière de ma solitude, je reste avec, pour seule compagnie, mes nausées et mes états d’âme et mes larmes.
Les trois amis qui devaient venir me font faux-bond. Je suis donc profondément seule. Tant pis pour eux, tant pis pour moi ou pas…

Deuxième phase : le moment de la projection.
Je sors mon carnet, pour pouvoir prendre des notes :

« MK2 Hautefeuille, salle 3.
Arrivée dans la salle à 14h00, séance à 14h10.
7 personnes dans la salle, moi y compris.
Je n’ai pas encore envie de faire pipi comme la première fois.
Je me sens mieux que tout à l’heure. Je n’ai plus envie de vomir. Plus de larmes non plus. Plus de culpabilité.
Finalement, je suis bien, seule, pour revoir Lebanon.
1 – Ne pas trop se contracter.
2 – Essayer d’être calme.
3 – Relativiser et se détacher. Essayer de se détacher. »

Ce sont les trois conseils que je me donne avant que le film commence.
Je sors mon téléphone portable pour avoir des références temporelles précises dans ma prise de note :

« Début du film : 14h26.
[…]
Fin du film : 15h51.
Durée totale : 1h25min. »


Au total, je couvre une quinzaine de feuillets sur mon petit carnet.

Troisième phase : l’après projection.
Je sors de la salle, dans la rue dans le métro, alors que je rentre chez moi, je me rends compte que je suis totalement contractée. Ma mâchoire est bloquée, serrée. J’angoisse, sans comprendre pourquoi. Une soudaine envie de pleurer… Que se passe-t-il ? Pourquoi ? Tout s’est bien passé, j’ai fait du bon travail.
Et puis, je comprends. Comment avais-je pu me détacher autant ? Comment avais-je pu être aussi froide face aux images ? Comme si elles ne provoquaient plus rien en moi. Je culpabilise de n’avoir pas ressenti le film. C’est ça l’angoisse ! C’est cette stupéfaction sur ma capacité à avoir su me défaire de la violence des images, à avoir réussi à transformer ce film en un simple et pur objet d’analyse. Je pensais qu’il allait encore me faire du mal, que j’allais avoir besoin de le voir un nombre de fois incalculable avant de m’habituer à la violence. Mais non, ce n’est que la deuxième fois que je vois Lebanon, et je le regarde sans le voir, j’ai pris des notes comme un robot. Pour July Trip (2), c’était si dur ! Il m’a fallu le voir des dizaines de fois avant de pouvoir l’analyser, avant de m’extraire d’un regard émotionnel. Est-ce le fait que Lebanon soit une fiction ? Est-ce une simple preuve de maturation par rapport à ce que je vois ? Suis-je moins sensible à la violence des images ? Suis-je plus rapide dans l’analyse ?
Je n’ai pas été stressée une seule fois. Si, à un seul moment, j’ai repensé à lui pendant le film…

« Wafa, 5 ans. – Ça aurait pu être lui – »

« 14h28 (= 3ème minute) : 3 heure du matin.
Première image dans le tank : un reflet.
« L’homme est d’acier, le tank n’est que ferraille. » inscription que l’on peut lire à l’intérieur du tank. »


Les images, les reflets dans l’eau sur le sol métallique du tank, comme de la peinture à l’huile sur la bobine. Le réalisateur est aussi peintre. Ces reflets reviennent à plusieurs reprises teinter le film de ces sublimes taches, de ces marques presque surréalistes, de ces empreintes du temps de la fiction, de ce temps arraché au réel, cet instant où l’on a droit à la contemplation, où l’on se laisse aller à ne voir que la beauté d’une image. Samuel Maoz nous octroie des moments de repos en nous offrant l’extase.
Peut-être pourrait-on dire qu’il transforme ce vécu, ce cauchemar bien réel qui le hante en un autre monde dans lequel le beau à sa place, dans lequel le repos de l’âme existe. Le transforme-t-il pour que nous puissions le voir, nous qui ne l’avons pas vécu, nous qui sommes ignorants ?
C’est de la vie du réalisateur dont il s’agit ici, il a fait une fiction avec des éléments réels de son vécu. À partir de l’histoire de cet homme est mise en jeu l’histoire de l’humanité, une histoire métallique, l’histoire de la transmission du savoir et de la mémoire.

(1) Marie José Mondzain, L'image peut-elle tuer ?, Éditions Bayard, Paris, 2002, p. 49 et 50.
(2) Court-métrage réalisé par Waël Noureddine en juillet 2006 au Liban. voir le lien vers sa biographie et le synopsis du film : http://birdofpreyproductions.com/fr/node/24

Eléa Baux

2 commentaires:

  1. La Femme et la guerre ! Une grande question ! Comment en effet porter et mettre un enfant au monde pendant une guerre, le condamnant à la guerre, peut être à une mort injustifiable au coeur d'une mère ! Quelle mère peut supporter de voir partir son enfant à la guerre ? Pour quoi faire ? Au nom de quel idéal politique ? Pour satisfaire quelle soif de pouvoir quand la vie peut être aussi belle aussi simple qu'un champ de tournesols ? Merci ma belle Eléa !

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  2. Kathleen Gazin15 mars 2010 à 12:23

    Bravo Eléa...
    La sensibilité, la qualité de la plume , la pertinence de cet écrit dans une analyse à la fois si simplement humaine et honnête, le regard d'une vrie professionnelle de l'art... d'une maturité et d'un personnalité si forte sont les talents de l'art de l'humain si rares que l'on s'y reconnaît, que l'on ressent ce qu'elle ressent, on en imagine être ce qu'elle est... remuant, troublant, ...magnifigue
    Merci, merci .... et surtout un grand bravo

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