jeudi 25 mars 2010

Retour sur le Festival Panafricain d'Alger de 1969.


Par Olivier Hadouchi

Parfois désigné sous le diminutif de « Panaf’» ou l’appellation, plus polémique, de « Premier Festival Panafricain » (nous verrons bientôt pourquoi), le Festival Panafricain d’Alger, qui s’est tenu en juillet 1969, a donné lieu à un film produit par l’ONCIC (institution étatique du cinéma algérien inspirée de l’ICAIC cubain). Et c’est William Klein qui s’est chargé de donner une cohérence à un large matériel composé de prises de vues tournées par diverses équipes et d’archives de luttes anti-colonialistes en Afrique.
En 1967, le cinéaste et photographe avait participé au film collectif Loin du Vietnam (coordonné par Chris Marker), en compagnie notamment de Godard, Resnais, Varda. Sans oublier un certain nombre de techniciens engagés (la monteuse Jacqueline Meppiel, les opérateurs Pierre Lhomme, Bruno Muel et Yann Le Masson, l’ingénieur du son Antoine Bonfanti, Harald Maury…) qui se mobilisèrent pour mettre leurs compétences techniques au service des luttes ouvrières dans les films des groupes Medvekine et de la décolonisation africaine, via Festival Panafricain. Ce film réunit une équipe internationale, avec notamment des cinéastes et des opérateurs algériens (parmi eux : Slimane Riad, Ahmed Lallem, Mohamed Bouamari, Ali Marok, Nasser Eddine Guénifi…) ou le documentariste québécois Michel Brault. Et Sarah Maldoror, une des rares cinéastes (avec Mario Marret, Tobias Engel) à avoir rapporté des images des luttes de libération d’Afrique lusophone, par le biais de la fiction ou du documentaire (Sambizanga, des fusils pour Banta, film non terminé, dont les bobines sont restées en Algérie suite à un différend), en évitant les discours grandiloquents. Nul doute qu’à l’image des autres participants, William Klein se sentait solidaire des luttes anti-impérialistes en Afrique, un continent qui ne s’était pas encore débarrassé du colonialisme portugais, du régime de l’apartheid dans sa partie sud, et demeurait vulnérable dans un système mondial lui laissant peu de marge de manoeuvre. Sensible aux luttes des Afro-américains dans son pays d’origine, les Etats-Unis, puisqu’il tournera Eldridge Cleaver Black Panther lors de son séjour en Alger, où le dirigeant s’était réfugié.
Quant à l’institut algérien de production, il témoignait ainsi de sa solidarité avec les mouvements de décolonisations africains, dans la lignée de sa politique étrangère axée sur l’aide aux mouvements de décolonisation, doublé d’un panafricanisme visant à se démarquer de la politique de Senghor, jugée trop dépendante des grandes puissances européennes. D’où l’offensive contre le courant de la « négritude » associée au poète président (l’auteur d’Une saison au Congo est généralement épargné). L’intitulé même de « Premier Festival (culturel) Panafricain » est un camouflet adressé au « Festival Mondial des arts nègres » organisé en 1966 au Sénégal. En 1969, plus de mention d’une quelconque « négritude » dans l’intitulé. Place à la culture qui se veut révolutionnaire, moyen de mobilisation, vecteur de conscientisation, d’agitation, d’esprit critique contre les séductions de l’ennemi ou l’adversaire, support d’encadrement. Une telle conception associant l’art et l’engagement a tour à tour suscité un sentiment de rejet ou un réel espoir, tout dépend de la manière dont s’exprime ce rapport. Pour donner un exemple plus lointain, souvenons-nous des positions antagonistes des poètes de la Résistance française et de celles d’un Benjamin Péret (Cf. Le déshonneur des poètes).

Les leaders politiques conviés à s’exprimer dans Festival Panafricain d’Alger, étaient à la fois engagés dans une lutte contre le colonialisme portugais et dans les questions culturelles : citons Amilcar Cabral (PAIGC, Guinée Bissau et Cap Vert), Agustinho Neto (MPLA, Angola), Mario de Andrade, des militants ANC (Afrique du Sud). Le poète et militant révolutionnaire (à l’époque) René Depestre, apparaît la même année dans un chef d’œuvre du cinéma cubain, Mémoire du sous-développement de Tomas Gutierrez Alea, et dans Festival Panafricain.

Culture & politique

La fin des années 60 voit l’émergence d’un cinéma d’auteur engagé et inventif à l’échelle mondiale et dans le tiers monde. Avec deux iconoclastes au Sénégal, Ousmane Sembène et Djibril Diop Mambéty, un groupe de cinéastes brésiliens réunis sous la bannière du « cinéma novo » (Ruy Guerra, Glauber Rocha, Joaquim Pedro de Andrade, Nelson Pereira Dos Santos), tandis que trois chefs d’œuvres sont tournés entre 68 et 69 : Lucía (de Humberto Solás), La première charge à la machette (Le Primera carga al machete de Manuel Octavio Gómez) et Mémoires du sous développement (Memorias del subdesarollo de Thomas Gutierrez Alea qui se fera à nouveau remarquer avec Fresa y Chocolate de deux décennies plus tard), en plus des documentaires de Santiago Alvarez qui redécouvre les possibilités du montage (Godard lui dédiera un volet de ses Histoire(s) du cinéma). Contre la guerre du Vietnam, l’essai filmé, le documentaire d’intervention trouvent un second souffle avec Loin du Vietnam déjà cité, Hanoi Martes, 79 Primaveras de Santiago Álvarez, jusqu’aux Etats-Unis (avec notamment Winter Soldier ou Year of the Pig).
Un film synthétise parfaitement l’ébullition de ces années-là, c’est La hora de los hornos (L’heure des brasiers) de Fernando Solanas. Il existe bien entendu des influences communes, des échanges entre diverses pratiques, des propositions antérieures demeurées vivantes au sein de la constellation du film militant (des avant-gardes soviétiques à Loin du Vietnam en passant par L’Aube des damnés de Rachedi avec un commentaire de Mouloud Mammeri, en 1965). Cependant, de par son ambition, le souffle qui le traverse de part en part, son esthétique très riche et plurielle, et le manifeste co-écrit par les Argentins Fernando Solanas et Octavio Getino « Vers un troisième cinéma » (proposition de dépassement du cinéma hollywoodien ou de son équivalent soviétique, le premier cinéma, et du cinéma d’auteur, le second cinéma) qui l’accompagne et sera traduit en français par François Maspero, publié dans plusieurs revues (dont Souffles), le film de Solanas marque une date importante.
Festival Panafricain possède plusieurs points communs avec L’heure des brasiers. Il est divisé en plusieurs parties, comme des chapitres d’un essai ou d’un traité. Quatre en l’occurrence : « Premier festival Panafricain de la culture », « Préparatifs », « Mouvements de libération à Alger », le quatrième chapitre apparaît sans titre, ouvre le questionnement (après une « fantasia », succession de concerts filmés dans divers lieux) pour terminer sur le pari suivant : « la culture africaine sera révolutionnaire ou ne sera pas ». Par ailleurs, comme le tandem Solanas et Getino de L’heure des brasiers, William Klein (et ses collaborateurs) affectionne l’intertitre bondissant, le recours à des citations de textes (Fanon etc.) et d’images (Madina Boe de José Massip, Algérie en flammes de René Vautier, L’Aube des damnés de Rachedi, Sangha de Bruno Muel, Nossa Terra de Mario Marret…), qui sont ainsi mises en perspective et insérées dans une histoire – méconnue ? – du cinéma associé à la libération de l’Afrique.
La structure globale n’est cependant jamais trop rigide et n’avons pas l’impression d’assister à une pénible succession de mots d’ordre (contrebalancés, voire parfois aspirés par les sons et les images), mais plutôt à un talentueux patchwork oscillant entre le passé, le présent et l’espoir pour l’avenir. Un lumineux patchwork tour à tour immergé dans l’esthétique du pamphlet, de l’agit-prop et du cinéma direct, le montage rythmique, incisif et le plan qui prend le temps de respirer. Les scènes de défilé, dans les rues d’Alger, défilé des délégations venues d’un grand nombre de pays africains, ne s’apparentent pas à des processions rigides de type défilé du 1er mai sur la Place Rouge et ses dérivés, car la foule n’est pas uniforme, des individualités s’en dégagent, des danses sont parfois improvisées entre des Algériens et leurs hôtes, venus d’autres pays du continent. Les entretiens filmés avec des artistes, des intellectuels, des militants, expriment parfois des nuances sensibles et tiennent compte des spécificités de chaque situation ; seul le colonialisme, l’impérialisme sont unanimement condamnés. Le discours du président algérien de l’époque, Houari Boumediene, n’est pas placé au dessus des autres déclarations des participants (loin du culte de la personnalité, cela mérite d’être signalé). Quant aux déclarations des leaders de mouvements de libération (successivement le MPLA d’Angola, le FRELIMO du Mozambique, le PAIGC de Guinée Bissau et Cap Vert, l’ANC d’Afrique du sud), ils se concentrent sur la manière dont ils mènent leur combat sur le terrain (aspect militaire et politique) et sur le rôle, majeur selon eux, de la culture en vue de la libération. Leur conception se démarque du concept de la « négritude », dont Fanon avait déjà proposé un dépassement dans ses textes. Surtout contre le version « senghorienne » du mouvement, comme nous l’avons vu, et non contre le Sénégal, pays du président poète, car des intellectuels tels que Pathé Diagne, l’auteur dramaturge Cheikh Aliou N’Dao étaient à Alger durant le festival, ainsi que les grands cinéastes Ousmane Sembène (pas montré dans le film) et Djibril Diop Mambéty (il n’avait pas encore troqué le théâtre pour le cinéma, faisait peut-être partie de la troupe de Ndao à l’époque). D’ailleurs, détail intéressant : un des moments forts du film est le vigoureux discours du philosophe béninois Stanislas Spéro Adotevi contre la négritude. En le regardant et en l’écoutant attentivement, on s’aperçoit qu’il constitue l’ébauche de son pamphlet Négritude et négrologues. Que des expressions utilisées lors de sa communication lors du festival sont parfois reprises quasiment à l’identique dans le livre. Voici deux extraits du discours : « En ce qui me concerne, je voudrais à mon tour, mais sur un autre mode, reprendre le thème de la négritude. La négritude a échoué. Elle a échoué non pas surtout parce qu’à travers des gribouillages pseudo philosophiques, on pressent la volonté de dénoncer une certaine forme de développement de l’Afrique, mais parce qu’en reniant ses origines pour nous livrer pieds et poings liés aux ethnologues et aux anthropophages, elle est devenue hostile au développement culturel de l’Afrique. (…) La quête forcée des traditions, nous le disons après Fanon, est une banale recherche d’exotisme. La négritude, creuse, vague, inefficace, est une idéologie. Il n’y a plus, en Afrique, de place pour une littérature en dehors du combat révolutionnaire. » Dans sa préface à la réédition de l’ouvrage de Stanislas S. Adotevi, l’écrivain congolais Henri Lopes revient sur le festival panafricain et la genèse du texte écrit par son ami. Après l’intervention de Lopes, Adotevi décida d’aller encore plus loin et se mit à écrire son discours qui sera complété ultérieurement pour devenir le pamphlet que nous connaissons.
Auparavant, René Depestre se demandait dans une sous partie dédiée à la question de la sculpture africaine, après deux intervenants prenant partie, l’un (le poète afro-américain Ted Joans) pour la restitution de ce patrimoine à l’Afrique, l’autre (Pathé Diagne) pour laisser ce grand nombre d’œuvres dans les musées européens où elles sont exposées (dans des collections souvent constituées à partir d’acquisition pour le moins douteuses, de vols et de rapines) : « On parle beaucoup depuis le début de ce siècle de « l’art nègre » en général. Mais finalement, il y a un certain mythe de « l’art nègre » aussi. On établira des styles, des écoles, des époques, des comparaisons. Peut-être que l’on renoncera à cette dénomination ethnique. On ne dit jamais « l’art blanc », n’est-ce pas ? »
Le film se termine par un rappel d’images de luttes anti-coloniales en Afrique, des militants Black Panthers montent sur scène avec Archie Shepp accompagné d’un orchestre touareg du sud algérien, la performance se déploie en forme de crescendo (rappel des révoltes dans les ghettos US, des images de luttes anti-coloniales en Afrique). Appel à la révolution africaine, après les prestations de la célèbre chanteuse sud-africaine Miriam Makeba (disparue en 2009) et d’une grande voix du gospel, Marion Williams.

Un film et un événement oubliés ?

Est-ce que la critique de la négritude s’effectuait au nom d’un dépassement des paradigmes hérités de la colonisation, d’une critique de l’essentialisme et du culturalisme, en somme d’un dépassement dans la lignée d’un Fanon ? Est-ce que c’est la manière dont elle se proposait d’agencer l’art, plus largement, la culture, l’identité et l’engagement politique qui a « échoué » ou trop bien réussi à devenir une sorte de doxa (voir la fameuse formule de Soyinka « Le tigre n’affirme pas sa « tigritude », il bondit sur sa proie » ) ? Soit un moment de l’histoire des idées auquel on continuera de se référer mais dont il serait vain de chercher les réponses à une situation contemporaine qui diffère en plusieurs points des situations passées ? Face au dogme de « la fin de l’histoire », on pourrait rétorquer que la poésie d’un Aimé Césaire ou la prose d’un Kateb Yacine (pour élargir le propos) constitue un des grands moments littéraires du siècle passé. Du moins, ont-ils assumé leurs responsabilités. En matière d’engagement politique et, ne l’oublions pas, en tant qu’artistes.
Est-ce que Taos Amrouche s’est retrouvée « interdite » de Panaf’ en 1969 parce qu’elle avait participé au festival organisé par Senghor à Dakar en 1966 ? La raison est-elle à chercher, plutôt, dans la mise à l’écart de la culture kabyle, berbère en général, par l’Algérie officielle de l’époque ? Elle a effectué son tour de chant (clandestin), loin des projecteurs.
Et, comme le remarquait (pour le déplorer) un contributeur de la revue Souffles (voir son dossier consacré au festival), on s’étonne de l’absence de la poésie durant le Panaf’. De Bachir Hadj Ali à Jean Sénac, la poésie algérienne ne pouvait pas être légitimement accusée d’être détachée du militantisme ou de la politique… La liberté, l’engagement (existentiel, politique), et – à certains égards – la lucidité, caractéristiques de la jeune poésie algérienne de ces années-là ne cadrait certainement pas avec les conceptions dogmatiques et étriquées de la culture.
Après une guerre d’indépendance, les Angolais, des Mozambicains, des Guinéens (Bissau) et des Capverdiens se sont libérés de la domination portugaise, en provoquant, par ricochet, la Révolution des œillets puis l’avènement de la démocratie au Portugal. Dans quantité de ses ouvrages, Gérard Chaliand a rendu hommage à Amilcar Cabral, dirigeant du PAIGC, en rappelant notamment qu’il avait su échapper aux impasses du guévarisme, tout en conciliant l’aspect politique et l’aspect militaire dans sa lutte (paradigme des guerres d’indépendance), tout en effectuant un travail théorique et pratique de très grande valeur. Assassiné par des proches (peut-être avec la complicité des services portugais) à la veille de l’indépendance de la Guinée Bissau et du Cap Vert, qui formeront ensuite deux pays séparés, Amilcar Cabral demeure tout de même une figure historique majeure du siècle passé.
Laminé par des divisions internes (souvent suscitées par leurs adversaires) et les assassinats perpétrés par les services de sécurité des Etats-Unis, le mouvement des Black Panthers aura eu une influence non négligeable dans le domaine de la culture et de la politique, même après sa quasi disparition officielle. Influence qui dépasse le fait qu’Eldridge Cleaver soit devenu un conservateur supporter de Reagan, à son retour aux USA, après avoir séjourné à Cuba, en Algérie et en Corée du Nord. D’ailleurs, Rome plutôt que vous de Tariq Teguia, évoque le souvenir de l’exil algérois de Cleaver, lors d’une discussion entre deux personnages de différentes générations. La prise en compte de tout le continent africain (au-dessus et au-dessous du Sahara) est d’ailleurs une donnée importante du cinéma de Teguia, comme le confirme Inland (2008).
Dans le cas de films aussi liés à une époque, aussi « localisés » dans le temps que Festival Panafricain d’Alger ou L’heure des brasiers, on a peut-être trop insisté sur leurs côtés lumineux, sur l’espoir sans doute sincère et mobilisateur dont ils ont su se faire l’écho, en oubliant parfois leurs zones d’ombre, leur caractère malgré tout « inachevé », à parfaire sans cesse, qui, lui, demeure très vivant.


Olivier Hadouchi

P.S.

Une première version de ce texte est parue sur le blog de Salim Bachi en 2008. Depuis, le film est sorti en catimini chez Arte Vidéo, dans une relative indifférence.

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